CÉRAMISTE
Bernhard Claude | Valais
Avec sa main gauche, elle fait tourner lentement une demi-sphère conique creuse, faite d’argile encore meuble, posée sur un plateau mobile. Sa main droite tient quant à elle une gouge dont l’extrémité entaille la matière sans rencontrer la moindre résistance. Dans son antre intimiste d’Orsières, concentrée et sereine à la fois, la céramiste travaille sans que le temps ne semble avoir de prise sur son activité.
Après avoir moulé et patiemment dégrossi la surface des deux demi-pièces, Claude Bernhard les assemble avec soin puis les laisse sécher quelques jours. C’est alors qu’avec une lame acérée elle affine les stries, donne à chaque sillon une empreinte unique. Elle saisit ensuite une brosse métallique afin d’adoucir, ici et là, les aspérités du grès noir, matière qui a ses faveurs depuis toujours. Mais si son attrait pour la terre n’est pas nouveau, l’angle a évolué.
Après l’obtention de son master en géochimie isotopique, la jeune Évolénarde s’intéresse en effet des années durant à l’interaction entre la terre et l’eau. Elle parcourt ainsi nombre de pays pour le compte d’explorations scientifiques, se spécialisant dans la datation des eaux souterraines de Namibie notamment. La découverte de fragments d’objets modelés en terre cuite lui dévoile alors les deux pièces manquantes de l’équation de la céramique: l’air et le feu.
« Ma formation dans les sciences de l’environnement m’a permis de me plonger au coeur des argiles et de comprendre leurs propriétés physico-chimiques, leur minéralogie complexe et leur interaction avec l’eau. Ce dialogue entre les éléments constitue à mes yeux une invitation à porter son regard sur une dimension quasiment alchimique de la matière. La céramique s’est révélée comme une évidence pour moi. »
Depuis son enfance, elle observe d’ailleurs le monde sous toutes ses dimensions. Que ce soit les cratères de la lune avec un télescope ou les détails de l’infiniment petit grâce à un binoculaire. Structures et textures la passionnent. Aussi, lorsqu’elle s’intéresse au début des années 2000 à la céramique, c’est très naturellement vers le travail de la matière elle même - avec toutes les potentialités qu’elle recèle - que se porte son attention, et non vers une quelconque approche utilitaire.
Évoluer dans Influence, l’espace d’exposition que Claude Bernhard a ouvert dans le district d’Entremont en 2020, le confirme. Ses réalisations, si elles peuvent prendre des formes variées - photographies, céramiques ou encore encres de Chine -, expriment toutes une approche artistique où l’exploration de la matière en monochrome constitue une évidente constante. Cette trame artistique, où l’ombre et la lumière jouent les premiers rôles, assure à l’oeuvre pluridisciplinaire de l’artiste valaisanne une très grande cohérence.
« J’apprécie l’épure de l’art japonais », précise-t-elle. Une absence d’artifice qui lui permet de se concentrer sur l’exploration des limites physiques de l’argile lorsqu’elle pratique la céramique. Mais aussi sur l’infinité des nuances offertes par le matériau lui-même. « La température de cuisson fait en effet varier la couleur du grès. Plus elle s’avère élevée, plus les pièces ressortent foncées du four. »
C’est dans un deuxième atelier, situé à quelques pas du premier, que Claude Bernhard procède à cette phase ô combien délicate de la cuisson. Quelques pièces fendues témoignent de la difficulté de l’exercice. Ces tentatives infructueuses, irrattrapables, ne semblent pourtant pas perturber la céramiste. « Ce qui m’anime, c’est un cheminement intérieur, une forme d’ascèse. Une quête infinie pour révéler une esthétique profonde, mais fragile. Alors j’accepte les aléas. »
Une forme de sagesse sans doute pas étrangère à son parcours initiatique, qui la voit apprendre les techniques d’enfumage, qui permettent de teinter la surface des pièces, et les cuissons primitives auprès d’une professionnelle issue d’une lignée quatre fois centenaire de céramistes alsaciens. Puis s’immerger dans la poterie traditionnelle de l’extrême ouest du Rajasthan, avant de parfaire ses connaissances en Chine, où elle découvre la finesse et le jeu de transparence des porcelaines.
Les réalisations de la céramiste valaisanne, en grès noir texturé, sont toutes des pièces uniques. Elles s’articulent souvent par paires, permettant ainsi un dialogue entre les oeuvres. Les sculptures sont proposées, selon leur complexité et le travail qu’elles requièrent, dans une gamme de prix qui s’étage globalement de mille à cinq mille francs. « Être une artiste indépendante implique bien sûr des sacrifices, mais réaliser des oeuvres sans compromis et pouvoir, ensuite, les porter jusqu’au client final constitue une vraie satisfaction », explique Claude Bernhard.
Un équilibre fragile à maintenir au quotidien qui ne l’empêche pas de rêver à des projets personnels ambitieux. Telle cette grande exposition en plein air qui lui offrirait l’opportunité de remettre la céramique dans son milieu originel. Le retour en pleine nature de la terre travaillée par la main de l’artiste permettrait au temps et aux éléments d’apporter aux oeuvres leur propre patine. Reste à trouver le site adéquat.
Pas une simple affaire, sachant que Claude Bernhard souhaite installer ses oeuvres ad vitam aeternam. « Cela me permettrait de boucler la boucle en laissant des vestiges dont les archéologues pourront, dans quelques siècles, s’emparer à leur tour », confesse la céramiste d’Orsières. Dans l’intervalle, elle s’empare d’une boule de grès noir. Entre ses mains, une nouvelle oeuvre va voir le jour. Peut-être sera-t-elle un jour, avec d’autres, dispersée aux quatre vents, comme autant de signaux envoyés aux générations futures.