CHAUDRONNIER


Turrian Pierre | Vaud

Des coups clairs et cadencés résonnent entre les murs de la Grand Rue de Château-d’Oex. Les portes de l’atelier de Pierre Turrian, largement entrouvertes en cette période estivale, laissent passer dans l’immense pièce un rai de lumière vive. La silhouette massive de l’artisan, martelant un chaudron devant la forge, apparaît en ombre chinoise. C’est là, dans l’obscurité, la chaleur et le bruit, que naissent de véritables pièces d’orfèvrerie, recherchées loin à la ronde.

Aucune trace de métal précieux pourtant dans cet antre du Pays-d’Enhaut. De l’acier, du cuivre et un savoir-faire rare permettent à des chaudrons et autres toupins - comme on a l’habitude ici d’appeler les cloches accrochées au cou des vaches - de voir le jour ou d’être restaurés. Le maître des lieux, une forte tête qui ignore superbement l’idée même de retraite, accueille de sa voix tonitruante sans lâcher son marteau.

Depuis plus de 50 ans, le septuagénaire forge. Pourtant, si ses parents avaient possédé un domaine, il serait devenu paysan, précise-t-il d’emblée. Dernier d’une fratrie de huit enfants, il réalise un apprentissage de ferblantier-couvreur. « Après neuf ans passés sur les toits, je suis devenu chaudronnier. » Un métier qu’il découvre en tâtonnant, n’ayant jamais vu le moindre professionnel réaliser une pièce.

À ses débuts, Pierre Turrian ne compte ni ses heures, ni sa peine. Les semaines de 60 heures n’entament pas sa détermination. Installé au coeur d’une région reconnue pour son fameux L’Etivaz AOP, il sait l’importance du chaudronnier pour la filière fromagère. La Gruyère, toute proche, ainsi que le Saanenland et le Simmental, constituent également - avec leurs nombreux troupeaux de bovins - un important réservoir de clientèle.

L’artisan s’accroche, malgré la dureté du métier. Le bruit assourdissant du marteau sur le métal, l’intense chaleur de la forge, le poids des pièces qu’il faut manipuler sans cesse; rien ne l’arrête. En parfait autodidacte, il n’hésite d’ailleurs pas à fabriquer ses propres outils. « J’ai commencé par réparer des chaudrons avant d’en produire. Histoire de me faire la main et de découvrir, par l’observation attentive des pièces que l’on me confiait, comment les anciens travaillaient. »

Des milliards de coups de marteau plus tard, Pierre Turrian semble plus que jamais habité par la passion de la forge et du métal. « Transformer une simple feuille de cuivre en un objet qui, un siècle durant, va accompagner des fromagers, c’est extraordinaire », lâche-t-il, l’oeil malicieux. 

La taille du chaudron à réaliser - dont la contenance peut varier de 15 à plus de 900 litres - détermine l’épaisseur de la feuille de cuivre qui le compose. Une fois celle-ci choisie, l’artisan entaille deux de ses bords en « queue d’aigle ». Une méthode qui consiste à inciser la plaque, à l’aide d’une cisaille, tous les 20 mm environ et à replier ensuite une languette de métal sur deux. Lorsque la plaque est cintrée afin de réaliser un cylindre, il suffit à l’artisan de refermer cette fermeture Eclair métallique en enchâssant les deux bords l’un dans l’autre, avant de les marteler et de les souder.

Vient ensuite la longue phase de mise en forme, alternance de cuissons à 750-800 degrés et de d’interminables séances de martelage. En fonction de la progression de l’ouvrage, l’artisan utilise des maillets et enclumes de tailles et de formes distinctes. D’un simple cylindre, la silhouette rebondie du futur chaudron apparaît progressivement. « Pour une pièce de 7 à 800 litres, il faut compter environ 600’000 coups de marteau », précise l’artisan.

Le fond du chaudron, disque lui aussi taillé dans une plaque de cuivre, s’avère travaillé de la même manière que le cylindre. Une fois réalisé, il est solidement fixé au corps du chaudron grâce à la fameuse technique en « queue d’aigle », puis martelé et soudé. 

Ultime étape, la confection des « oreilles » permettant à l’anse de se raccorder au contenant. La chaleur de la forge, qu’une ventilation artificielle permet d’augmenter à la demande, rougit le métal. Pierre Turrian saisit la pièce incandescente à l’aide d’une longue pince, la place sur une enclume et la martèle. La précision des coups, puissants mais ajustés, impressionne. Le parallélépipède de métal encore meuble s’arrondit ici, s’incurve là, comme par magie.

Alors que l’artisan s’essuie le front trempé de sueur, une ombre se faufile à l’intérieur de l’atelier. C’est une voisine, dont le pot de fleur en cuivre fuit. Pierre Turrian le lui réparera, bien sûr, comme il a l’habitude de le faire pour de nombreux habitants du village ravis de pouvoir lui confier des pièces défectueuses qui retrouvent, entre ses mains habiles, une seconde vie. Ici, l’obsolescence programmée n’a pas cours.

Avant même que l’artisan ne se remette au travail, un coup de klaxon intempestif retentit devant la porte de l’atelier. Un énorme chaudron, noirci par le feu, trône sur le pont d’une camionnette. Son propriétaire, un fromager bernois, vient s’enquérir de la faisabilité d’une réparation auprès de l’homme de l’art. Là encore, le savoir-faire et l’expérience de Pierre Turrian permettront à cette pièce de repartir, après quelques jours seulement, pour des dizaines d’années de bons et loyaux services.

« À mon âge, je n’ai plus la force physique de produire des chaudrons d’une contenance de 900 litres ou plus, qui pèsent 150 kilos et nécessitent deux grosses semaines de travail. Par contre, je peux toujours les réparer et rendre nombre de services à des éleveurs, des agriculteurs de montagne et autres fromagers. Car non seulement on peut sans autre retaper plusieurs fois les objets en acier ou en cuivre, mais en plus nombre d’entre eux ne se trouvent désormais tout simplement plus aujourd’hui à l’état de neuf. »

Le dernier chaudronnier sur cuivre de Suisse romande, c’est Pierre Turrian en effet. Plus aucune formation n’est proposée, et ce depuis longtemps déjà, pour acquérir ce métier. Pas étonnant du coup que certains fassent plusieurs centaines de kilomètres pour apporter, parfois même de Savoie ou du Jura français, une pièce défectueuse à Château-d’Oex. « On peut employer l’acier inoxydable, bien sûr. Mais tous les fromagers sérieux vous le diront: le cuivre est incomparable! », tonne soudainement l’artisan.

Le prix d’un chaudron en cuivre varie en fonction de sa taille, bien sûr. De quelques centaines de francs pour les plus petits, d’une capacité avoisinant les quinze litres, à plusieurs milliers pour les pièces les plus importantes. Pierre Turrian se limite dorénavant à des réalisations de 150 litres au maximum. « Il faut savoir être raisonnable. Je suis quand même plus proche de la fin que du début », lance-t-il dans un grand éclat de rire.

Autre spécialité de l’artisan, la fabrication de « toupins », ces fameuses cloches qui permettent aux bergers de retrouver leurs bêtes à l’alpage, dans le noir ou le brouillard. « Fabriquer des chaudrons et des toupins, c’est un peu la même chose à mes yeux. J’ai l’impression de contribuer à entretenir notre patrimoine, de permettre aux traditions locales de perdurer. » 

Père de quatre grands enfants, grand-père de neuf petits-enfants, Pierre Turrian n’a cependant à ce jour personne trouvé pour prendre sa relève. « Je n’ai pas envie d’arrêter, mais ça peut arriver demain. Ce n’est pas moi qui commande! » Et l’artisan d’insister, confiant: « Je me suis formé seul, d’autres pourront le faire… » Le ton de sa voix trahit toutefois, malgré la fanfaronnade, une légère inquiétude.

Reste à savoir si la fabrication de fromage d’alpage, débouché principal du chaudronnier, perdurera longtemps. Ce qui semble acquis en revanche, c’est la renommée de l’artisan. Au cours de sa carrière, il a fabriqué quelque 1’000 pièces, dont certaines exportées à l’autre bout du monde. « Avec une durée de vie d’un siècle, ces chaudrons devraient largement me survivre! 

De quoi réjouir celui qui, à l’école, s’entendait dire qu’il ne serait jamais bon à rien, parce que peu scolaire.

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