Si Arthena concentre ses activités sur la Suisse romande, elle ne s'interdit pas - au hasard des rencontres et des voyages - de rapporter d'ailleurs de belles histoires. Car les artisans et les métiers d'art ne connaissent - heureusement! - pas les frontières.

CONSTRUCTEUR NAVAL


Pedrazzini Claudio | Schwyz

Produire la quintessence des canots automobiles, à l’unité et entièrement à la main, sur les bords du lac de Zurich; voilà l’ambition qui anime Pedrazzini depuis plus d’un siècle. La manufacture de construction navale, en main de la troisième génération, continue de tracer avec obstination le sillon de l’artisanat d’excellence en mariant habilement rigueur helvétique et esthétique italienne.

Depuis le coeur de la métropole zurichoise, à peine une demi-heure suffit pour rejoindre Bäch en empruntant l’autoroute qui surplombe le profil sud du lac. Sur la bien nommée Seestrasse, les bâtiments se ressemblent et se succèdent. Seul un oeil attentif permet d’apercevoir, au niveau du numéro 59, une modeste enseigne au lettrage bleu outremer apposée sur la façade d’une haute bâtisse. Pedrazzini. Pas un mot de plus.

Un nom dont la simple évocation suffit pourtant à faire briller les yeux des connaisseurs du monde entier. C’est de là que sortent en effet, au compte-goutte, les runabouts les plus raffinés en production actuellement. Destination les Etats-Unis, l’Autriche, la Suède, la France, le Canada ou encore l’Asie. La raison? Les artisans de Pedrazzini disposent de savoir-faire centenaires devenus, au fil du temps, uniques au monde.

« Entrez, soyez les bienvenus. » Claudio Pedrazzini, 56 ans dont 25 passés à la tête de l’entreprise familiale, accueille ses hôtes francophones avec un accent suisse-allemand que son patronyme italien ne laisse pas présupposer. Rien de plus normal cependant; comme son père Ferruccio disparu en 1993, il est natif de la région. C’est Augusto, le grand-père, qui en 1906 quitte le lac de Côme pour chercher meilleure fortune ailleurs. L’aïeul s’installe d’abord près de Zurich, avant de fonder ici même en 1914 le chantier naval qui porte aujourd’hui encore son nom.

Au commencement, du bois brut

Dès le pas de porte franchi, l’odeur omniprésente du bois envahit les narines. « Commençons par le début », propose le maître des lieux avant d’emprunter une série d’escaliers qui mène, quelques étages plus haut, aux combles. Et de poursuivre, malicieusement: « Cela permet ensuite de bien saisir la philosophie qui nous anime. » Les dernières marches gravies, de longues planches brutes apparaissent soudain dans le vaste espace qui sert d’entrepôt. Soigneusement empilées pour ne pas se déformer, épaisses d’une dizaine de centimètres au moins, leurs tranches non rabotées laissent encore, par endroit, apparaître de l’écorce. « Voilà de quoi sont faits nos bateaux », s’exclame Claudio Pedrazzini, sûr de son effet, devant les yeux ébahis de son interlocuteur.

Des tonnes d’acajou, de chêne, de teck et de ronce de noyer notamment - des essences aussi précieuses qu’onéreuses - attendent ici que des mains expertes s’emparent d’elles. Entre ce matériau à l’état brut et un runabout prêt à être mis à l’eau, 2’000 à 4’000 heures - selon le modèle - de travail entièrement réalisé à la main par des artisans hautement spécialisés sont nécessaires. Le prix de l’excellence et d’une absence totale de concession, qui explique sans peine des tarifs oscillant entre 350’000 et 700’000 francs l’unité.

L’ensemble des savoir-faire maîtrisés en interne

Scier, raboter, poncer, ajuster, coller, enduire, laquer; toutes les étapes s’avèrent réalisées en interne. « Des premières esquisses de la ligne du modèle à la pose du nom de baptême choisi par le propriétaire, tout se passe ici, hormis le moteur que nous achetons à un fournisseur réputé. C’est essentiel à mes yeux afin de conserver un contrôle total de la qualité du produit final. Il en va de notre réputation, et jamais je ne transigerai là-dessus », précise Claudio Pedrazzini.

Si à ses débuts la marque propose des barques, bateaux de pêche, voiliers et autres yoles afin de répondre aux besoins du moment, elle ne fabrique plus aujourd’hui que des runabouts. Des canots automobiles non habitables à moteur intérieur fixe dont il existe trois modèles. Le Capri, monomoteur de 7,47 mètres, le Vivale et le Special, bimoteurs de respectivement 8,87 et 10,30 mètres.

Coques classiques et acajou massif

Inutile de chercher dans les ateliers Pedrazzini une quelconque trace de fibre de carbone ou de titane. On s’attache ici à perpétuer l’art de la construction navale classique, avec le plus haut degré d’exigence envisageable. Le charpentier de marine découpe les membrures dans du chêne massif sur la base de gabarits, sorte de patrons utilisés comme modèles. Ces dernières, une fois assemblées, constituent l’ossature du bateau, laissant apparaître alors sa silhouette finale.

Pour border le navire, soit réaliser sa coque, les lattes longitudinales qui relient les membrures accueillent pas moins de trois couches d’acajou. « L’orientation des fibres du bois de chacune d’elles est soigneusement croisée afin d’accroître la résistance mécanique de la muraille, cette partie de la coque épaisse de 13 mm située entre la flottaison et le plat bord », précise notre guide. On comprend mieux alors la nécessité de disposer d’un bois parfaitement rectiligne et long (jusqu’à 11 mètres), longuement séché (4 ans au minimum) afin d’être stable.

Les fonds, découpés dans du contreplaqué d’acajou réalisé sur mesure, peuvent ensuite être montés, tout comme le pont. La marqueterie qui orne ce dernier ajoute aux essences de bois déjà utilisées le teck et l’épicéa, la ronce de noyer étant quant à elle réservée à l’ornementation du tableau de bord. Une fois achevée, la coque reçoit pas moins de vingt couches de vernis entre lesquelles un ponçage s’avère nécessaire.

Le dernier des Mohicans?

Les artisans - une quinzaine au total, dont quelques apprentis - à l’origine des six à sept unités produites ici chaque année exercent leurs savoir-faire dans une ambiance calme et sereine; celle d’un atelier qui se sait être désormais un sanctuaire de la construction navale classique. La recherche technologique n’y a pas sa place, les effets de mode non plus. Seules la rigueur et la minutie permettent de perpétuer au quotidien un luxe raffiné qui fleure bon la dolce vita des années 50.

Mais pour combien de temps encore, sachant que même la mythique marque fondée par Carlo Riva ne fabrique plus, depuis 1996 déjà, de runabout en bois? « Produire en Suisse coûte très cher, évidemment, mais notre marché est une niche et nos produits reconnus internationalement pour leur excellence », confie Claudio Pedrazzini, confiant. Il suffit en effet de quelques esthètes fortunés, sensibles au mariage de l’élégance transalpine des lignes et de la qualité de fabrication helvétique des produits estampillés Pedrazzini, pour que perdurent des savoir-faire tout à fait exceptionnels. Et que la quatrième génération puisse, demain, poursuive à son tour la saga familiale initiée, au début du XXème siècle, par l’auguste Augusto.

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