Crédit photo: Vincent Baldensperger

Si Arthena concentre ses activités sur la Suisse romande, elle ne s'interdit pas - au hasard des rencontres et des voyages - de rapporter d'ailleurs de belles histoires. Car les artisans et les métiers d'art ne connaissent - heureusement! - pas les frontières.

COUTELIER D'ART


Baldensperger David | Saint-Pierre-Bellevue (France)

« Oui, bien sûr, je connais le coutelier-forgeron de Planchat. Vous êtes allé trop loin. Il vous faut revenir sur vos pas, c’est à trois kilomètres à peine. Il habite tout en haut du village. Vous ne pouvez pas le manquer, c’est la dernière maison sur la droite, avant que le route ne s’arrête. » En pleine Creuse, même le GPS parvient à se perdre. Les vastes étendues verdoyantes brouillent les repères et assourdissent le tumulte du monde.

C’est précisément pour cela que David Baldensperger a choisi, il y a quelques années déjà, ce haut-lieu de sérénité et de calme pour s’établir avec son épouse Marie-Armelle. Le hameau compte à peine une dizaine d’habitants à l’année, rejoints à la belle saison par autant d’estivants en quête de quiétude. Le paysage bucolique, vaguement animé par des vaches à la belle robe marron, invite en effet à la détente.

C’est pourtant sur les chapeaux de roues que David Baldensperger débarque devant chez lui, sur sa moto crépitante. L’office postal le plus proche n’a pu expédier ses couteaux à leurs destinataires pour cause de problème de connexion au système central de gestion des envois. Difficile d’échapper complètement aux contingences de la modernité, même retiré en rase campagne.

Pas de quoi démonter pour autant celui qui, né à Dakar à la fin des années 60, a connu l’Afrique - avec ses joies et ses tracas - durant les huit premières années de sa vie. « On trouvera bien une autre solution », philosophe-t-il. La faculté d’adaptation, ce fils de chercheur au CNRS l’a développée toute son enfance. Découvrant le monde au gré des diverses affectations paternelles, il ne passe pas plus de trois années au même endroit. La Bretagne, la Martinique, Paris, la Suède ou encore Arles, autant de ports d’attache temporaires pour celui qui se rêve depuis toujours capitaine de bateau.

Un rêve devenu réalité quelques années plus tard, après des études de biologie, de communication et finalement un diplôme national d’art plastique décroché aux beaux-arts de Toulouse. Et bien sûr une ribambelle de brevets successifs lui permettant d’exercer tout d’abord comme simple matelot, puis de grimper les échelons hiérarchiques de la marine de commerce et de pêche, et de parcourir ainsi le monde par ses propres moyens cette fois.

C’est à son caractère entier, indépendant et volontiers rebelle que David doit sa reconversion dans la coutellerie, sa seconde vie professionnelle; l’homme apprécie en effet de pouvoir mener sa barque comme il l’entend, loin de toute forme d’autorité. A le voir évoluer aujourd’hui avec bonheur, seul dans sa forge et son atelier, entouré d’enclumes, de presses et autre marteau-pilon, difficile d’imaginer meilleur choix. Seul et visiblement heureux de l’être.

Les débuts n’ont pas été faciles pour autant. « Après plusieurs formations auprès de maîtres forgerons et couteliers renommés, il m’a fallu dénicher les indispensables machines et outils - et ils sont nombreux! - afin de monter la structure. » Une gageure pour celui qui ne reprend pas l’activité d’un collègue partant à la retraite, l’obligeant à parcourir durant de longs mois l’Hexagone de fond en comble avant de pouvoir véritablement entamer son activité.

« C’est en forgeant que l’on devient forgeron, comme le dit justement le proverbe; ainsi j’ai commencé par commettre passablement d’erreurs, et appris progressivement d’elles. Car si la théorie s’acquiert assez vite, l’expérience nécessaire à une bonne maîtrise de tous les tours de main nécessite beaucoup de temps dans ce métier », détaille l’artisan.

David aurait pu se faciliter la tâche et gagner du temps en optant pour une forge à gaz, par exemple. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Il s’échine à dénicher du charbon de bois naturel et à le concasser afin qu’il brûle plus facilement, avant d’attiser le feu en actionnant manuellement un soufflet aussi gigantesque qu’antédiluvien. « Une nécessité pour qui souhaite travailler selon les règles de l’art », précise le forgeron. Le travail, exigent physiquement et imprimant au corps de celui qui l’exerce de nombreux stigmates, s’effectue pourtant dans une grande sérénité. La forge ronronne dans la pénombre, obéissant au rythme lent et profond de l’air pulsé, laissant parfois jaillir quelques étincelles qui s’élèvent dans la haute cheminée aménagée dans l’ancienne grange.

Puis vient le temps du façonnage du métal chauffé à blanc. Du bloc d’acier brut - il en existe de nombreuses qualités, composées de fer et de carbone dans des proportions variables et pouvant être assemblées en couches successives selon une technique spécifique à l’« acier de Damas » - naît peu à peu la lame, passant de la braise rougeoyante du foyer au marteau-pilon, puis à l’enclume, dans un vacarme assourdissant. Le métal refroidissant peu à peu, la couleur de la pièce vire progressivement du blanc au jaune, à l’orange, au rouge, avant de « s’éteindre » et de nécessiter de repasser au feu pour être façonnée à nouveau. 

Un travail répétitif mais aucunement monotone pour le forgeron-coutelier: « Le métal, une fois chauffé, devient vivant. Chaque pièce réagit différemment au feu. Il faut constamment ajuster la température, trouver la pression adéquate pour déformer la matière ni trop vite, ni trop lentement. » David produit par ailleurs de nombreux modèles de couteaux, dont les lames diffèrent grandement. L’Aubusson, qui doit son nom à son manche réalisé en inclusion de tapisserie, tissée par sa femme, le Bull-Douk, le Toucan, le Vassivière, le Lupin, le John, le Pin-Pon ou encore le Hérisson, l’identité de chacun d’entre-eux reflétant une histoire singulière.

Suivent alors plusieurs étapes de haute précision, nécessitant une minutie d’orfèvre de la part de l’artisan: poinçonnage, perçage et première émouture de la lame - qui lui confère la forme définitive de son profil -, trempe - la lame fortement chauffée est immergée dans un bain d’huile, le choc thermique assurant au métal une plus grande dureté -, redressage de la lame en cas de déformation, puis enfin ultime émouture et affûtage. La lame peut alors être montée sur son manche. Si David Baldensperger n’apprécie guère les matériaux exotiques pour les confectionner, il propose un choix considérable de bois nobles, de cornes et de métaux finement ouvragés par ses soins.

Chaque couteau passe ainsi de nombreuses heures dans les mains expertes de David. Des pièces totalement artisanales, et donc uniques, qui font le bonheur d’amateurs du monde entier.

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