Si Arthena concentre ses activités sur la Suisse romande, elle ne s'interdit pas - au hasard des rencontres et des voyages - de rapporter d'ailleurs de belles histoires. Car les artisans et les métiers d'art ne connaissent - heureusement! - pas les frontières.

ÉCAILLISTE


Bernard Daniel | Sens (France)

Si les tortues, jadis menacées d’extinction, sont protégées depuis 1974 par une convention internationale, les écaillistes constituent, eux, une catégorie d’artisans en voie de disparition. Rencontre avec l’un deux.

Ils ne seraient plus que 43 de par le monde, dont 40 au Japon. Il ne s’agit évidemment pas des écaillers, dont l’activité consiste à ouvrir et vendre des huîtres et autres coquillages, ni des écailleurs, instrument servant à écailler le poisson, mais bien des écaillistes. Leur savoir-faire? Le travail d’une matière désormais plus précieuse que l’or, l’écaille de tortue.

Pour rencontrer Daniel Bernard, dernier artisan européen à travailler exclusivement cette matière, et le voir oeuvrer dans son atelier, il faut montrer patte blanche. Volontairement discret, ce quadragénaire installé dans un petit village proche de Sens, à quelque 100 km au sud-est de Paris, n’est connu que d’un cercle très restreint d’initiés et tient à ce que cela reste ainsi. Il travaille en effet seul, son carnet de commande déborde et le rythme de son activité ne pourrait augmenter sans risquer de compromettre la qualité de son travail.

C’est pourtant un homme jovial et accueillant qui ouvre la porte d’entrée d’une maison d’habitation que rien ne distingue des autres bâtisses, pas même une modeste plaque signalétique. Discrétion oblige, même ses voisins ignorent tout de son activité. Il faut dire que la matière première qu’il façonne au quotidien vaut à elle seule une jolie fortune. A l’étage, dans son atelier baigné de lumière naturelle, il flotte une légère odeur âcre: celle que l’écaille de tortue, constituée de kératine comme nos ongles et cheveux, dégage lorsqu’on la chauffe.

Pour bien comprendre le savoir-faire de cet artisan singulier, il faut d’abord s’intéresser à cette matière bien particulière. « Les écailles proviennent d’une seule espère, Eretmochelys imbricata, communément appelée tortue caret. Comme d’autres espèces menacées d’extinction, elle fait bien heureusement l’objet d’une protection stricte depuis plus de quarante ans. Ce qui implique, pour les écaillistes, une diminution inéluctable des stocks à disposition, ceux-ci n’étant plus alimentés. Pour ma part, j’ai racheté des écailles importées légalement en France avant 1974 à un artisan partant à la retraite », détaille Daniel Bernard.

Un matériau rare et donc cher, mais surtout précieux pour ses incomparables qualités. Il s’agit entre autre de la seule matière à accepter l’autogreffe, comme l’explique l’artisan: « Deux morceaux d’écaille, chauffés à une température d’environ 130°C et mis sous pression, ne forment plus qu’un après 20 minutes. » Une qualité unique, découverte au 18e siècle déjà, qui permet de constituer des blocs de matière, appelés tablette ou copeau, à partir d’écailles dont l’épaisseur n’excède pas quelques millimètres.

Une part essentielle de l’art de l’écailliste consiste donc, avant de travailler le matériau pour donner vie à un objet, à appairer des écailles avant de réaliser la greffe. « La couleur de l’écaille dépend notamment de la nourriture de la tortue. Selon que l’animal a grandit dans les Caraïbes, aux Seychelles, en Afrique ou encore au Sri-Lanka, la teinte de ses écailles peut être jaune, miel, marron clair, rouge, saumon, cerise ou noire. »

On comprend dès lors aisément que les écailles ne s’empilent pas sur l’établi comme de vulgaires dossiers sur un bureau. Imaginer le rendu final de la matière en fonction des teintes de chacune des couches nécessite une expertise que seule une longue pratique permet d’acquérir. « C’est la partie la plus technique de mon métier », concède Daniel Bernard. Ce qui explique sans doute pourquoi, élève d’un Maître d’Art, il lui soit resté fidèle pendant pas moins de quinze ans avant de gagner son indépendance.

Assis à son établi, Daniel Bernard s’empare d’une tablette, d’une pointe à tracer et d’un gabarit dessiné par ses soins selon les souhaits d’un client. Imperceptiblement, il devient lunetier-écailliste. En quelques minutes, la matière habilement gravée laisse apparaître le tracé de la future monture. L’artisan, qui ne travaille qu’à la main, insère la tablette dans un étau et, à l’aide d’une simple scie à chantourner, s’apprête à la découper en suivant minutieusement le dessin gravé.

La lame mord l’écaille, laissant progressivement entrevoir les contours de l’objet final. Puis c’est le tour de limes de plus en plus fines d’entrer en jeu, de façonner la matière, affinant ici la monture, dessinant là d’infimes biseaux, gages d’élégants reflets. 

Les différents éléments de la monture sont ensuite cambrés par passages successifs au-dessus d’une flamme suffisamment douce pour ménager la matière tout en l’assouplissant. Une étape délicate qui peut, en quelques instants seulement, compromettre l’ensemble du travail réalisé en amont. Enfin le ponçage et le polissage confèrent à l’écaille l’aspect souhaité, avant le montage final de la monture et des verres sur cette dernière. 

« L’écaille possède des qualités extraordinaires. Très légère, elle permet de réaliser des montures dont le poids n’excède pas 15 grammes. Un gage de confort que ses propriétés anallergiques et isolantes viennent encore renforcer. Mais c’est avant tout pour son esthétique qu’elle est appréciée depuis l’Antiquité », précise encore le spécialiste qui n’hésite ainsi pas à varier les réalisations. Boutons de manchette, baleines de col de chemise, mais aussi bijoux tels que bracelets, boucles d’oreille et autres pendentifs.

Si la production actuelle en écaille de tortue s’avère confidentielle, il n’en a pas toujours été ainsi. La restauration d’objets anciens occupe par conséquent de plus en plus l’artisan français, vers qui se tournent nombre de collectionneurs privés et de musées en quête d’un savoir-faire désormais rarissime. Daniel Bernard le sait: seule la transmission de son expertise à un élève permettrait de pérenniser quelque peu le métier d’écailliste en Europe. « L’artisan qui emporte avec lui son savoir-faire sans le transmettre est un voleur. Je compte donc bien donner ce que j’ai reçu, et contribuer ainsi à maintenir vivant ce métier complexe mais passionnant. »

Des meubles marquetés du célèbre ébéniste royal André-Charles Boulle aux réalisations les plus contemporaines, l’écaille se prête à toutes les fantaisies. Plus que jamais, elle constitue ce signe de distinction suprême que seuls s’offrent aujourd’hui quelques initiés. En toute discrétion.

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