FACTEUR DE CORS DES ALPES


Pot Gérald | Valais

Une centaine d’heures, au bas mot. C’est le temps nécessaire à Gérald Pot pour transformer à la main une bille de bois brut en un instrument raffiné. Si les cornistes les plus réputés au monde n’hésitent pas à patienter longuement pour disposer d’un tel exemplaire, c’est que l’artisan valaisan s’avère l’ultime garant d’un savoir-faire séculaire qu’il ne cesse, depuis 50 ans, de perfectionner.

En ce matin de février, il n’est pas encore 8h00 lorsqu’un moteur de tronçonneuse déchire le silence glacé qui engourdit encore Choëx, petit village de la commune de Monthey. Le son strident du moteur à deux temps rebondit contre les façades des maisons alentour, formant avec l’écho renvoyé une étrange partition mécanique. C’est dans ce fracas assourdissant que débute la naissance des réputés cors des Alpes signés Gérald Pot.

L’artisan, un octogénaire fringant malgré quelques soucis de santé chroniques, manie la bruyante machine avec dextérité. Après avoir tracé à l’aide d’un gabarit la forme de deux demi-pavillons sur une épaisse planche d’épicéa, il les sépare d’un coup de tronçonneuse précis avant de rejoindre l’atelier installé au sous-sol de sa maison. « Pour attaquer la fabrication d’un cor, il faut préalablement passer avec succès une étape aussi complexe qu’essentielle à la qualité du produit final. Tout se joue à quelque 100 kilomètres d’ici », lance Gérald Pot, énigmatique.

Il s’agit bien sûr de la sélection du bois. Située dans le massif du Jura, la forêt du Risoud offre des épicéas d’une qualité incomparable, à l’origine du fameux bois de résonance prisé des luthiers notamment. Des arbres plusieurs fois centenaires, dont la pousse est ralentie par la rigueur du climat et un sol pauvre. Encore faut-il dénicher parmi la plus grande forêt d’Europe d’un seul tenant des spécimens au tronc parfaitement rectiligne, non vrillé, dont le coeur s’avère bien centré, avec des cernes réguliers.

Une quadrature du cercle qu’il convient de résoudre avant de passer à l’abattage, pas simple lui non plus. « Le moment opportun se calcule en fonction du calendrier lunaire et de la position de certaines planètes, notamment la constellation du Lion. » Un doux mélange de science et d’observation fine de la nature, validé par l’expérience. Le jour J, il reste à aménager un épais branchage au sol afin d’amortir l’arbre dans sa chute. Si le tronc devait s’abîmer en effet, il ne pourrait servir que de bois de chauffe.

L’évaluation d’une bille, enfin, comporte elle aussi de nombreux critères à respecter, comme le précise Gérald Pot. « Exempte de fissures et de noeuds, elle doit provenir de la partie basse du tronc. Cette zone conjugue densité maximale et faible conicité, deux critères assurant une parfaite transmission des ondes sonores. »

Dans ce contexte, autant dire qu’il s’agit d’entretenir des relations privilégiées avec les gardes-forestiers et autres bûcherons, et ne pas regarder à la dépense pour disposer des meilleures pièces. Une bille d’exception se négocie ainsi aux environs de 1’200 francs. « De quoi espérer fabriquer, après huit années minimum de séchage, six cors des Alpes, facturés dès 3’300.- francs l’unité », précise l’artisan.

Retour à l’atelier. Après la tronçonneuse, place à la scie à ruban. L’artisan découpe les demi-pavillons avant d’évider grossièrement leur intérieur à la perceuse à colonne. Car contrairement à son maître d’antan Pierre Cochard qui réalisait l’instrument d’une seule pièce sculptée dans un tronc, Gérald Pot préfère travailler des assemblages de demi-pièces collées. « Ils permettent une gestion des épaisseurs avec une précision de l’ordre du demi-millimètre, impossible à reproduire à l’oeil nu avec un ciseau à bois. »

Cette technique particulière, Gérald Pot l’a développée en autodidacte et sans cesse affinée depuis 50 ans. Son atout? Sa formation de mécanicien de précision peaufinée sa vie professionnelle durant chez Ciba, à Monthey. 

L’artisan colle ensuite provisoirement les deux coques évidées afin d’en travailler l’extérieur qui passe, à coup de scie à ruban et de ponçage, d’une section carrée à un profil arrondi. Achever la finition de l’intérieur du pavillon nécessite le décollage des deux pièces qui le composent et l’emploi de la perceuse à colonne. Grâce à une butée soigneusement réglée, elle permet de réaliser des trous jouant le rôle de repères.

Comment? En indiquant à Gérald Pot, par leur présence, le surplus de matière qu’il s’agit de faire disparaître. L’artisan n’a ainsi qu’à poncer le bois jusqu’à faire disparaître lesdits trous pour arriver à l’épaisseur souhaitée. Une méthode simple et efficace qui, selon l’artisan, garantit au pavillon une épaisseur parfaitement régulière. Suivent le collage final, la réalisation d’une couronne en noyer et des rallonges, assemblage de demi-pièces, à l’image du pavillon. 

Au final, pas moins de quatre parties démontables composent les cors du Valaisan, auxquelles il convient d’ajouter l’embouchure, elle aussi réalisée par ses soins. « Les musiciens peuvent ainsi transporter leur instrument sans difficulté. » 

En parlant de musicien, Julia Heirich - premier cor solo à l’OSR depuis 1995 - fait irruption dans l’atelier. Elle vient choisir l’instrument tant convoité. Pour l’occasion, l’artisan installe quatre exemplaires dans son jardin, tous identiques en théorie. « La sonorité des cors produits manuellement s’avère, d’un instrument à l’autre, toujours différente », prévient l’artisan.

Il ne faut que quelques notes jouées par la professionnelle pour s’en rendre compte, effectivement. Dix minutes lui suffisent pour concentrer son attention sur deux cors, vingt de plus pour les départager. « Il s’agit d’instruments exceptionnels, très précis car fabriqués avec un soin prodigieux. Mais chacun a sa propre personnalité, un timbre particulier, précise-t-elle. Au final, le choix s’opère sur d’infimes nuances et des préférences personnelles. »

Julia Heirich s’en va, visiblement ravie. Gérald Pot regagne quant à lui son atelier, tout sourire. « Que des musiciens avertis et exigeants apprécient de jouer avec mes instruments constitue une immense reconnaissance de mon travail, bien sûr. Mais je reste convaincu qu’on peut mieux faire encore », lâche l’artisan. Depuis l’apparition au 14e siècle de ce qu’il nomme « le mégaphone de nos ancêtres », permettant de communiquer entre vallées, des générations de fabricants ont oeuvré à son amélioration. Pourquoi cela cesserait-il?

« Des compositeurs tel Jean Daetwyler ont étendu le répertoire musical de cet instrument, trop souvent réduit à un rôle folklorique. Jozsef Molnar et d’autres musiciens l’ont placé au coeur d’orchestres réputés. À nous, les fabricants, de continuer à améliorer notre production en visant sans cesse l’excellence! », s’emporte soudain l’artisan.

Des fabricants, il n’en reste plus beaucoup. À part ceux qui utilisent des machines à commande numérique, certes très précises mais dépourvues de la sensibilité qui permet à l’artisan de s’adapter au matériau vivant qu’est le bois, il ne reste que Gérald Pot, qui produit dix à douze pièces par an.

Après 50 années de production, après quoi courre-t-il encore? « Mon rêve consiste à réaliser la colonne d’air parfaite. » En clair, permettre l’écoulement du flux d’air à l’intérieur de l’instrument avec le minimum de perturbation possible. La forme du cor des Alpes n’étant pas figée, l’artisan la fait évoluer, en quête du son le plus pur.

« Si je ne joue plus désormais, la pratique du cor étant très exigeante, je poursuis inlassablement mes recherches. » Ainsi pas moins de trois formes d’instruments différentes ont-elles vu le jour durant les quatre dernières années. Diamètre des sections, longueur des rallonges, ouverture du pavillon; une modification en apparence mineure peut engendrer des différences significatives au niveau de la sonorité de l’instrument.

Depuis des décennies, les cors signés Gérald Pot font vibrer des musiciens de tous les continents. De Paris à New York, en passant par Tokyo et Buenos Aires, les instruments du facteur valaisan ont prouvé que leur place dépasse largement le cadre du folklore suisse auquel l’imaginaire collectif les réduit parfois. Encore faut-il que le précieux savoir-faire de l’octogénaire se transmette afin que l’histoire ne s’arrête pas.

« Après plusieurs déconvenues en la matière, je reprends espoir. Depuis quelques mois, deux menuisiers-ébénistes passionnés s’investissent à mes côtés pour apprendre. » Le son du cor artisanal devrait retentir longtemps encore.

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