FORGERONNE


Laguet Bertille | Vaud

Mardi 17 novembre 2015. Accompagnée par Benjamin, son futur collaborateur, Bertille Laguet pénètre dans l’antre de Philippe Naegele, situé sur les hauteurs de Chexbres. Comme chaque mardi, le forgeron accueille en fin de journée ses amis pour un apéritif convivial. Chacun prend place autour de la robuste table de travail en acier trônant au milieu de l’atelier. Les bouteilles de vin de Lavaux circulent, les conversations s’animent et les rires fusent.

« Cette date restera gravée à vie dans ma mémoire. J’ai immédiatement eu un coup de foudre pour le lieu et son propriétaire », précise la trentenaire, tout sourire. À cette époque, Bertille Laguet exerce son métier de designer, forte de son bachelor en design industriel obtenu quelques années plus tôt à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). De son côté, le forgeron - la soixantaine, le verbe haut - perpétue son savoir-faire malgré les assauts d’une vilaine maladie.

Deux mois après leur rencontre, la jeune femme se rend une fois par semaine au moins dans l’atelier du Chat - surnom des habitants de Chexbres - pour s’immerger dans cet univers de la forge qui lui plaît tant. « Philippe voit mon intérêt pour son métier, mais reste dubitatif. « Tu n’es pas originaire de la région, tu es une femme, qui plus est jeune: que viens-tu faire là? », me disait-il, bien conscient du fait que je ne correspondais en rien à l’archétype du forgeron, un métier plutôt genré. »

C’était sans compter l’abnégation de Bertille Laguet qui, loin de se décourager, observe attentivement l’artisan oeuvrer, essaie petit à petit de copier ses gestes. Celui-ci lui propose alors un marché: il lui apprend le métier en quatre ans - la profession n’étant plus enseignée en Suisse - pour autant qu’elle s’engage à reprendre son activité par la suite. Pas une seconde d’hésitation; l’apprenante se jette à corps perdu dans l’acquisition des bases de l’art de la forge.

« En octobre 2020, Philippe - après m’avoir transmis les fondements de la profession et d’innombrables tours de mains - me remet les clés de l’atelier. C’est magique, d’autant que si je rencontre une difficulté technique, je peux encore m’adresser à lui », glisse-t-elle, reconnaissante.

À voir forger Bertille Laguet avec une précision millimétrique un morceau de métal incandescent, impossible d’imaginer qu’elle ignorait tout de cet art il y a encore huit ans. Aujourd’hui, son carnet de commande ne désemplit pas. Il est vrai que décrocher plusieurs prix dédiés aussi bien à l’artisanat qu’au design lui a assuré une visibilité et une reconnaissance précoces. « J’essaie aussi de rester accessible, avec un tarif horaire de 120 francs et des réalisations artistiques dont les premiers prix débutent à moins de 1’000 francs. »

Si l’essentiel de son travail provient de commandes de clients à la recherche d’un artisan pour la réalisation d’une rambarde d’escalier, d’une enseigne, de barrières pour un balcon, d’un portail, d’une table ou encore d’un lit à baldaquin, elle se verrait bien prochainement consacrer davantage de temps à une pratique plus personnelle de son métier. Avec son expertise de designer, elle est en effet à même de produire des projets de leur conception à leur réalisation.

« Maîtriser le design permet de dépoussiérer la ferronnerie d’art. Les savoir-faire anciens, essentiels, peuvent ainsi être mis au service d’une approche plus contemporaine de la forge. Le champ des possibles s’en trouve élargit, tout comme la clientèle potentielle », explique la jeune femme, qui reconnaît par ailleurs être portée par une tendance de fond favorable au retour en grâce des métiers anciens, hier encore fragilisés par une image quelque peu vieillotte.

Attablée là où tout a commencé en 2015, Bertille Laguet esquisse sur des feuilles de papier sommairement reliées entre elles par du ruban adhésif un héron grandeur nature, une commande passée par un client pour une sculpture d’extérieur. Le tablier en cuir qu’elle arbore déjà, tout comme les protège-bras qui lui évitent une exposition directe au feu, trahit son envie d’en découdre rapidement avec la matière. À peine l’oiseau est-il dessiné, la voilà qui s’empare d’une plaque de métal.

Le disque de la meuleuse découpe la matière dans un fracas assourdissant, une gerbe d’étincelles illuminant l’atelier de son éclat orangé. La ferronnière d’art saisit alors un marteau et s’installe derrière son enclume. En quelques minutes seulement, le bec de l’animal prend forme grâce à l’impressionnante précision des coups assénés sur la matière pourtant peu ductile. S’enchaînent alors les nombreuses étapes permettant de réaliser le corps complet du héron, constitué d’une myriade de plaques métalliques.

Un ballet dans lequel entrent en jeu pointeaux, pinces, poste à souder et autre forge, bien sûr. Celle-ci nécessite rythme et engagement du corps, comme la danse que pratique assidûment - pas moins de 25 heures par semaine! - Bertille Laguet. « J’ai commencé le swing en même temps que la forge. Je ne pense pas que ce soit le fruit du hasard. L’une et l’autre se ressemblent étrangement, et je passe de l’atelier à la piste sans ressentir le moindre décalage. »

Après trois jours de travail, la sculpture est terminée. Il a fallu à la forgeronne découper la matière, l’ajuster, la souder, reprendre ici ou là une courbure, un angle. Le précieux savoir-faire transmis par Philippe Naegele semble avoir été pleinement intégré par son successeur. « Il m’a fait confiance dès le premier jour, il a cru en moi, m’a défendue dans un milieu très masculin; je lui dois tout. Nous formions un couple assez improbable, c’est vrai, mais la chimie humaine a fait son oeuvre. »

La forge de Chexbres, fondée en 1906 déjà, semble pouvoir incarner pour longtemps encore un creuset où s’épanouit la passion du métal rougeoyant. Le prochain rêve de Bertille Laguet? Réaliser une sculpture animalière géante. « Je n’arrive plus à faire petit. On me dit que c’est plus facile à produire, à déplacer, à installer. Mais moi, ce que j’aime plus que tout, c’est le corps-à-corps avec la matière! », s’exclame-t-elle. 

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