MAÎTRE VOILIER


Nicolas Berthoud | Genève

Avec ses dimensions de cathédrale, la halle industrielle qui abrite les activités d’Europ’sails s’apparente à un temple moderne dédié à Éole. Kevlar, Dacron, Dyneema et autres fibres de carbone - des matériaux à la pointe de la technologie - y règnent en maître. Ce sont pourtant bien les huit artisans de l’atelier verniolan qui, en déployant des trésors de savoir-faire, domptent la matière et accomplissent des miracles.

L’ambiance, détendue mais studieuse, est rythmée par le cliquetis incessant de puissantes machines à coudre. Leur particularité? Installées à même le sol du rez-de-chaussée, elles imposent à leur opérateur de prendre place dans une fosse, ne laissant apparaître que la moitié supérieure de son corps. Un agencement surprenant, dicté par la taille imposante des pièces confectionnées. Ici, on compte en effet volontiers en dizaines, voire centaines de mètres carrés pour chaque réalisation. Le sol sert alors d’immense table de travail.

Une silhouette accroupie se dessine en ombre chinoise derrière un monceau de toile éclairé par un généreux soleil printanier. Teint hâlé, yeux bleu outremer, poignée de main franche; Nicolas Berthoud est un navigateur chevronné dont l’allure ne ment pas. « Pour bien comprendre la manière dont nous élaborons une voile, il nous faut monter à l’étage », lance le presque sexagénaire.

Un escalier métallique mène à une vaste mezzanine. Flanquée de deux coursives, elle fait penser au pont supérieur d’un navire. Le bureau d’étude et un espace cafétéria s’y trouvent, entourés d’échantillons de matières techniques et de voiles en cours d’élaboration. « Avant de concevoir une voile, il y a une étape essentielle: la discussion du programme de navigation avec le client. Elle se déroule parfois autour de cette table, avec un café, ou sur le plan d’eau. Peu importe le lieu, elle doit nous permettre de parfaitement saisir les conditions dans lesquelles la voile sera utilisée et les attentes du navigateur. Sa forme et les matériaux qui la composent diffèrent en effet selon les usages. »

Chez Europ’sails, les quelque 350 voiles produites annuellement s’avèrent le fruit d’une approche entièrement sur mesure. Pas de catalogue et encore moins de production réalisée à l’avance. Il s’agit ainsi de voiles dites de seconde monte pour les bateaux de série, et de première monte pour les embarcations elles-mêmes réalisées sur mesure.

Et Nicolas Berthoud de préciser: « Classiques anciens, bateaux modernes ou encore de compétition: nous travaillons pour tout type d’embarcation. » On comprend dès lors que le cahier des charges diffère grandement d’une voile à l’autre, d’autant qu’il dépend aussi du programme de navigation prévu. « Croisière, régate journalière ou course hauturière: les contraintes et les attentes concernant les voiles ne sont pas les mêmes, bien sûr. » Cette diversité constitue à la fois la richesse et toute la complexité de l’activité du maître voilier.

Installé face à deux grands écrans qui affichent la simulation en trois dimensions d’un plan de voilure, Jean-Marc Monnard est concentré. C’est à lui que revient la responsabilité de concevoir et dessiner toutes les voiles estampillées Europ’sails, dont il est - avec Nicolas Berthoud - l’un des deux associés.

L’un comme l’autre sont des navigateurs renommés, titrés à de multiples reprises aussi bien sur le plan national qu’international. Une nécessité à leurs yeux pour exercer ce métier, accompagner au mieux leurs clients et viser l’excellence. « Nous continuons de beaucoup naviguer », précisent-ils en coeur. Pas moins de 160 jours par an pour Nicolas Berthoud. « Comme tout bon artisan, je travaille à mi-temps. Douze heures à l’atelier, douze heures sur l’eau! Ça fait de bonnes journées. »

Retour au rez-de-chaussée. Une fois les plans réalisés, c’est là que la production débute. Pour les voiles les plus simples, la matière première - du tissu synthétique fabriqué par des tisserands spécifiques - est découpée en une multitude de morceaux qu’il s’agit ensuite d’assembler. Les voiles plus complexes sont quant à elles constituées d’un réseau d’une multitude de fibres - appelé structure - pris en sandwich entre deux supports.

Cette dernière technique, qui requiert un équipement technique très spécifique, nécessite le recours à un prestataire externe pour la phase de laminage. « Il s’agit d’une étape consistant à chauffer et presser le sandwich afin que ses différents composants ne fassent plus qu’un », explique le spécialiste.

Dans un cas comme dans l’autre, à ce stade de la fabrication, le voilier dispose d’un ensemble d’éléments qu’il s’agit d’assembler. « Selon les cas et les matériaux utilisés, on peut coudre ou coller - à froid ou grâce à un instrument à ultrason - les différentes pièces du puzzle. » Cette étape nécessite une très grande rigueur. Dans le cas d’un spinaker par exemple, cette voile triangulaire déployée en cas de vent arrière, le produit final résulte de l’assemblage de pas moins de 80 pièces différentes.

« Si la tolérance est de l’ordre du millimètre lors de la réalisation, la différence par rapport au plan initial peut alors atteindre 8 centimètres. Impensable! », s’emporte le maître voilier. « Les matériaux que nous travaillons aujourd’hui s’avèrent d’une très grande qualité. Néanmoins, il arrive parfois que nous constations des imperfections. D’où la nécessité d’un contrôle qualité tout au long du processus, de la découpe au montage final, pour respecter scrupuleusement les cotes du plan élaboré par Jean-Marc. »

Au terme de cette étape, l’artisan monte encore des renforts, oeillets, bordures et autre nerf de chute. Au besoin, il ajoute également des poches de lattes qui permettront à ces dernières - des éléments rigides amovibles - d’apporter un surplus de tenue à la voile.

Pour une réalisation simple, comme le génois d’un Surprise par exemple, il faut compter 15 à 25 heures de travail, hors conception. La fabrication d’une grand voile de TF 35, catégorie reine des bateaux lémaniques, nécessite quant à elle pas moins de 160 heures. « Un jeu de voile complet pour un Surprise revient ainsi à 7’500.- francs environ, alors que pour un TF 35, on approche d’un montant à six chiffres. »

Travailler sur les voiles de l’un des bateaux les plus technologiques au monde constitue-t-il pour le spécialiste une forme de laboratoire de recherche et développement? « Pas toujours, malheureusement. Car si notre rôle consiste toujours à concevoir et fabriquer des voiles, les embarcations dont elles sont le moteur diffèrent beaucoup. Le TF 35 est un bateau, certes, mais il vole grâce à ses foils, et le cahier des charges des voiles s’avère du coup très spécifique. »

La voile terminée, on pourrait s’imaginer que la mission du maître voilier s’achève. Il n’en est rien. « Nous accompagnons nos clients lors de la prise en main de notre matériel. C’est essentiel pour eux, comme pour nous. De leur côté, ils bénéficient de notre savoir-faire en matière de réglages et d’optimisation. Quant à nous, on s’assure que le produit corresponde bien en tous points au souhait initial du client, aux contraintes de son bateau et au programme de navigation prévu. »

Si l’expertise d’Europ’sails, riche de plus de trois décennies d’activité, attire des navigateurs loins à la ronde, la transmission des savoir-faire internes constitue un enjeu de taille. « L’équipe compte huit voiliers accomplis, ce qui fait de nous la plus importante structure au niveau local. Mais malgré notre taille, il nous est difficile d’accompagner des jeunes en l’absence d’une filière de formation dédiée à ce métier de niche. »

Depuis quelques mois, la fille de Nicolas Berthoud travaille à ses côtés, à la faveur d’une reconversion. « Comme moi, elle se lance au terme de ses études et va ainsi apprendre en faisant. Mais j’aimerais que nous puissions devenir une entreprise formatrice à part entière. Nous bénéficions d’une expertise reconnue, d’un plan d’eau extraordinaire - le Léman - et de courses avec un niveau international. Ces atouts assez uniques doivent nous permettre de préparer au mieux la relève afin d’accompagner, comme nous l’avons fait jusqu’à aujourd’hui avec beaucoup de plaisir, des navigateurs passionnés. »

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