MAROQUINIÈRE


Murner Chris | Genève

Fille de ferronnier d’art, Christiane Murner sait depuis toujours ce qu’être artisan signifie. Maroquinière passionnée, elle met un point d’honneur à ne réaliser des produits qu’en respectant les règles de l’art. Une exigence stricte doublée d’un savoir-faire devenu rare que des apprentis viennent de loin acquérir à ses côtés.

Sa silhouette élancée passe de l’atelier originel, adossé à la boutique, à celui qui lui fait face, au premier étage du bâtiment situé dans l’arrière-cour. Les maisons historiques du vieux Carouge, si elles n’offrent pas le caractère pratique des locaux modernes, débordent de charme. Installée ici depuis toujours ou presque, Christiane Murner, la soixantaine alerte, ne se verrait sans doute pas exercer son métier ailleurs.

Les incessantes allées et venues de la maroquinière genevoise trahissent l’activité qui anime les lieux au quotidien et sa volonté d’accompagner au mieux ceux qui s’y forment. Car en plus d’un site de production, d’exposition et de vente, l’atelier de l’artisane représente également le seul endroit en Suisse romande où acquérir les savoir-faire inhérents à ce métier. Autant dire l’endroit idéal pour découvrir en détail les tours de main de cette profession devenue rare, mieux comprendre les enjeux auxquels elle est confrontée aujourd’hui et les perspectives qu’elle offre à ceux qui choisissent de l’exercer.

Le cuir, une matière plurielle

On ne devrait pas dire le cuir, tant ils s’avèrent nombreux et variés. Il suffit d’arpenter les ateliers de Christiane Murner pour s’en convaincre: origines, couleurs, textures; impossible d’en trouver deux identiques. « Etre maroquinier, c’est avant tout savoir reconnaître une matière de qualité, et la choisir de manière adéquate à l’usage prévu », prévient la professionnelle. On ne réalise ainsi pas une pochette de soirée et un sac de voyage dans le même cuir, tant les contraintes supportées par les deux objets, lors de leur utilisation, s’avèrent différentes.

Pour Christiane Murner, il est toutefois un principe incontournable: celui du choix d’un cuir pleine fleur. La couche supérieure de ce dernier, demeurée intacte lors des différentes phases de sa transformation, s’avère bien plus élégante, noble et durable que celle des cuirs dits « à fleur corrigée ». Comptent également les produits utilisés lors du tannage. Hors de question en effet pour la spécialiste de travailler des peaux surchargés en chrome 6, produit toxique qui mettrait à la longue la santé de ses collaborateurs et élèves en péril. Quant à l’origine des peaux achetées, la maroquinière s’impose depuis toujours qu’elle soit européenne.

Ne parlez toutefois pas de « cuirs végétaux » à la spécialiste: une hérésie totale à ses yeux! « Le mot cuir vient du latin corium, qui signifie peau. Matière naturelle, isolante, souple, résistante; les innombrables propriétés du cuir sont extraordinaires. Utiliser des fibres d’ananas par exemple pour confectionner un soi-disant cuir végétal - avec sa « fleur rectifiée » en PVC! - nécessite un processus de transformation chimique important, gourmand en énergie et dont le résultat qualitatif et la durabilité s’avèrent inférieurs au cuir naturel. Quel avantage? »

Christiane Murner ne s’inscrit toutefois pas en faux contre la diversité des matériaux utilisés, ni contre une once de créativité rafraîchissante. Pour preuve, le manteau en astrakan de grand-maman, en pénitence au grenier depuis des lustres, trouve dans son atelier une seconde vie inattendue sous la forme d’un élégant sac à main. Tout comme la bâche publicitaire en toile plastique qui, quant à elle, se voit valorisée en sac à dos coloré entre ses mains habiles. « Avec mes collections « Up-recycling » et « Recycling Games », je démontre depuis de nombreuses années que le développement durable et la maroquinerie ne sont pas contradictoires, bien au contraire! »

Des savoir-faire complexes

Sous ses airs d’apparente simplicité, la maroquinerie mobilise - lorsqu’on l’exerce en véritable artisan, capable de concevoir puis réaliser des pièces dans leur intégralité - de nombreuses compétences. « Au départ, lorsqu’on imagine une nouvelle réalisation, il faut agir en véritable architecte », explique la spécialiste. Penser bien évidemment les formes extérieures, mais aussi les indispensables structures internes, nécessaires à l’ensemble. Ces « fondations » - certes invisibles, mais qui conditionnent la tenue et la longévité du produit - s’avèrent fondamentales.

Rapidement, des notions d’ingénierie apparaissent également: un sac à main se doit par exemple, en plus de son esthétique, d’être pratique, léger, sécurisé. Et tout dépend des matériaux utilisés et de leurs propriétés, qu’il s’agit de connaître dans le détail pour assurer la cohérence du produit envisagé.

Après la phase de conception, croquis à l’appui, vient la création d’un gabarit et de l’incontournable définition du montage qui détaille l’assemblage. En clair, la traduction en deux dimensions de l’ensemble des pièces, parfois très nombreuses, constituant l’objet final, ainsi que la manière de les ajuster.

Une fois les étapes préliminaires réalisées, le travail de la matière peut enfin débuter avec la sélection des peaux et leur coupe, réalisée à la table du même nom. Cette étape, délicate à plus d’un titre, est stratégique. Il s’agit en effet d’exploiter au mieux le potentiel de chaque peau en contournant ses inévitables défauts, tout en combinant habilement les diverses formes des pièces afin de minimiser les chutes, forcément coûteuses.

« Pour moi, c’est clairement la partie la plus difficile à déléguer. Comme les erreurs ne pardonnent pas, l’expérience s’avère précieuse. De plus, la coupe nécessite une excellente connaissance des propriétés des peaux, qui ne s’acquière qu’avec le temps », précise Christiane Murner. Avant d’ajouter, philosophe: « Cette étape, qui implique le maniement à répétition de pièces souvent lourdes, requiert une résistance physique importante. Avant, je pouvais passer des journées entières à ce poste sans faiblir, coupant les pièces pour tout l’atelier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et c’est sans doute mieux pour mes collaboratrices qui s’initient ainsi progressivement à l’art de la coupe. »

Une fois les pièces de cuir coupées vient la phase du parage. Ce dernier consiste à gérer les épaisseurs de matière qui, lors de l’assemblage, s’additionnent. Pas moins de dix couches peuvent ainsi se superposer, jusqu’à devenir disgracieuses ou simplement impossibles à coudre si l’artisan n’y prête pas attention. Concrètement, ce dernier fait donc passer le bord de certaines pièces de cuir dans une machine qui en diminue l’épaisseur. Etape simple en apparence, mais qui nécessite d’avoir la totalité de l’assemblage bien en tête pour enlever ce qu’il faut de matière, mais pas davantage.

Ultime étape, le montage. Aussi minutieux et soigné que possible, sachant que la moindre maladresse peut envoyer l’objet au rebut. « Finaliser un objet complexe sans la moindre griffure, tache ou autre point approximatif dans une couture relève à chaque fois de l’exploit », avoue humblement Christiane Murner, malgré un savoir-faire rôdé par quatre décennies d’expérience.

Un artisanat au service de la société

Ça et là dans les ateliers, des objets usés par le temps attendent qu’une main habile s’occupe d’eux. Remplace un fond troué, refasse les quelques points défaillants d’une couture, allonge une bandoulière. Ainsi une semaine par mois, les apprenties se consacrent aux réparations et autres modifications demandées par la clientèle.

Il s’agit d’un excellent terrain d’apprentissage aux yeux de Christiane Murner, qui permet aux apprenants de découvrir en détail les savoir-faire et autres tours de mains des artisans à l’origine des objets. Et, bien sûr, les éventuelles erreurs à ne pas commettre… Il s’agit également d’une mission que la professionnelle s’est donnée dès ses débuts: « Etre artisan, c’est être au service de la société. On se doit d’apporter de la valeur ajoutée à notre clientèle, et pas uniquement en leur proposant des objets neufs. »

Une vision du métier et des savoir-faire qu’il requiert bien éloignée de celle des industriels de la maroquinerie, même de luxe. Si chacun en effet, au sein des deux ateliers de la maroquinière genevoise, maîtrise l’intégralité de la fabrication des pièces sur lesquelles il est amené à travailler, ce n’est plus le cas chez les grands fabricants. La recherche de productivité à tout crin les a poussés depuis bien longtemps déjà à spécialiser leurs collaborateurs, cantonnant le plus souvent ceux-ci à des tâches répétitives.

Un style unique

Après l’acquisition des bases pratiques de la maroquinerie traditionnelle, Christiane Murner cherche à mieux comprendre la place de l’artisan dans la société et celle de ses réalisations dans le mode de vie de ses clients. En découle une recherche sur les volumes, les formes et l’expression artistique qu’elle souhaite insuffler dans ses collections. La maroquinière s’inspire alors des grands maîtres à penser du mouvement cubiste et de l’art abstrait tels Kandinsky, Arp, Mondrian et Domela. On retrouve ainsi dans ses réalisations l’usage de couleurs vives, des formes géométriques et l’usage, en plus des différents rendus que propose le cuir, des matériaux parfois inattendus, comme la fourrure.

Un engagement pour l’avenir de la profession

Rapide retour en arrière. Au 19e siècle, celle que l’on appelait la cité sarde constitue le carrefour européen du cuir. Grâce à la présence de l’Arve, les professionnels du secteur dispose à Carouge de l’eau en suffisance pour laver et tanner la matière, ainsi que la force hydraulique pour actionner les foulons. On y recense alors pas moins de 13 tanneries, 48 tanneurs et 33 cordonniers.

Une situation qui contraste avec celle d’un passé plus récent. « L’industrialisation progressive de la maroquinerie a provoqué la délocalisation complète des productions », constate amèrement Christiane Murner. Avec son corollaire direct: la filière de formation suisse disparaît en 2006, faute de débouchés pour les rares jeunes intéressés.

Se résigner et pleurer sur le sort de la profession? Sur la difficulté croissante à recruter du personnel qualifié? Très peu pour Christiane Murner, experte aux examens finaux de la branche depuis 1986 et maître d’apprentissage. Elle analyse alors en détail ce que d’autres pays proposent en matière de formation, contacte et échange avec des enseignants, des formateurs, des professionnels d’ici et d’ailleurs. Puis planche sur l’élaboration d’un programme de formation revu et corrigé, incluant une proposition de formation pratique dispensée dans son propre atelier, qu’elle soumet à l’office d’orientation professionnelle du canton.

Un projet dûment agréé courant 2012, qui permet à la formation en maroquinerie de reprendre en Suisse sur de nouvelles bases. Un soulagement pour la professionnelle carougeoise, avec désormais l’assurance de pouvoir transmettre son savoir-faire et son expérience. « Former un jeune en trois ans, avec l’ambition d’en faire un artisan autonome qui puisse exercer en indépendant: voilà ma mission. » Demeure pour elle une double interrogation, cruciale: quelle place la société accordera-t-elle demain aux artisans, et celle-ci sera-t-elle viable pour eux?

Difficile de jouer les pythies ou de lire dans la boule de cristal. Mais une chose est sûre: sans la volonté farouche et l’engagement sans faille de Christiane Murner, la filière suisse de formation en maroquinerie aurait disparu. Et avec elle de précieux savoir-faire. Depuis la mise en place de la nouvelle formation, trois apprenties de la maroquinière se sont établies comme indépendantes une fois leur diplôme en poche. La partie n’est certes pas gagnée, mais l’évolution paraît encourageante.

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