MARQUETEUR


Chevalier Bastien | Vaud

« La marqueterie souffre, c’est une réalité incontestable, d’une image désuète, lance d’emblée Bastien Chevalier. Le mobilier de style, avec ses décors en bois plaqué, ne constitue pourtant pas l’unique expression de cette technique ancestrale d’ébénisterie. » Pour s’en convaincre, il suffit de franchir la porte de son atelier. Ce quadragénaire amateur de skateboard et de street art renouvelle en effet les codes d’un artisanat qu’il maîtrise à la perfection.

Arborant piercing et tatouages, le marqueteur correspond davantage au stéréotype de l’artisan 2.0 qu’à l’image du façonnier d’antan. Restaurer des commodes Louis XV ne l’intéresse d’ailleurs pas. « Ce qui me passionne, c’est d’inscrire cette technique classique dans le monde de la création contemporaine. » Aussi l’artisan réalise-t-il des tableaux, des décors de guitares électriques et autres cadrans de montre aux motifs aussi peu classiques que complexes à réaliser.

Méticuleusement rangées sur plusieurs plateaux, près de 200 pièces en bois attendent d’être assemblées. Assis derrière son binoculaire, Bastien Chevalier s’en saisit avec la pointe d’un scalpel et vient les déposer une à une, à la manière d’un minuscule puzzle, sur un disque de trois centimètres de diamètre. Les fragments les plus petits ne mesurent que quelques dixièmes de millimètre, à peine perceptibles à l’oeil nu.

Le moindre souffle d’air dans l’atelier éparpillerait le résultat de plusieurs semaines de travail. Car avant le montage final, le marqueteur dessine son oeuvre sur du papier, la réduit à l’échelle voulue avant d’en découper, avec une infinie patience, tous les composants. À ce stade, il dispose du jeu complet, sous forme papier, des pièces à réaliser. Reste alors à le traduire dans son matériau de prédilection, le bois.

« J’ai un stock de plusieurs centaines d’essences différentes. Certaines sont naturelles, d’autres teintées dans la masse », précise l’artisan installé à Sainte-Croix. Les lames, épaisses de moins d’un millimètre, s’avèrent uniques. Il s’agit donc pour le professionnel de trouver pour chaque pièce la portion de bois qui saura le mieux répondre aux contraintes physiques - les veines du matériau et l’orientation des fibres compliquent l’affaire - et aux attentes esthétiques.

Bastien Chevalier empile alors plusieurs lames du même bois sur lesquelles il colle le modèle en papier représentant la forme à découper. « Pour chaque pièce, j’ai alors le choix entre plusieurs exemplaires qui, matière naturelle oblige, ne sont jamais parfaitement identiques. Ainsi suis-je certain de toujours en trouver un, au sein d’un lot complet, qui me convienne, notamment au niveau du veinage du bois. »

À le voir oeuvrer avec tant d’aisance, on imaginerait volontiers le Sainte-Crix tombé dans la marmite de la marqueterie dès son plus jeune âge. Ce n’est pourtant qu’à une heureuse coïncidence que cet ébéniste de formation doit d’être initié à cette technique par l’un des rares maîtres en la matière. « Il y a 25 ans, j’ai postulé pour une place dans une entreprise qui recherchait un profil comme celui que j’avais à l’époque. On m’a finalement proposé de m’initier à la marqueterie aux côtés de Jérôme Boutteçon, un spécialiste reconnu du secteur, récipiendaire du titre de meilleur ouvrier de France. »

Une aubaine que le jeune homme ne laisse pas passer, la profession ne disposant pas d’une filière de formation en Suisse. Sa bonne connaissance du bois lui permet alors de progresser rapidement. Jusqu’au jour où l’entreprise qui l’emploie fait faillite. « Après cinq années passées à perfectionner ma technique, je ne maîtrisais pas tout, mais l’essentiel était acquis. » Bastien Chevalier devient alors indépendant, concentrant son activité sur des réalisations destinées à l’horlogerie.

Les marques lui soumettent depuis régulièrement des projets de cadran sous forme de dessin. À lui de les traduire en marqueterie. Le spécialiste collabore ainsi depuis longtemps déjà avec Vacheron Constantin notamment, pour qui il réalise de nombreuses pièces uniques. L’une de ses dernières créations, un panda entouré de bambous, a nécessité pas moins de deux mois de travail. « 400 pièces au total, rendez-vous compte! , s’exclame-t-il soudain. Chaque oeil, large d’un millimètre et demi seulement, était constitué de pas moins de sept morceaux de bois. Une folie… »

Un exploit technique que lui seul, hormis Jérôme Boutteçon également actif dans l’horlogerie, s’avère capable de réaliser. Pas étonnant dès lors qu’il reçoive de nombreuses demandes de stage, adressées notamment par des élèves de la prestigieuse école Boulle, établie à Paris. « Je leur montre tout, de A à Z. Impossible cependant d’en faire des spécialistes en quelques semaines seulement. À eux de pratiquer ensuite », précise-t-il avant de se remettre à la tâche.

Le cadran sur lequel il travaille actuellement, s’il compte moitié moins de pièces que celui orné du fameux panda, demandera pas moins d’un mois complet de labeur. Cette pièce unique viendra prendre place dans une montre réalisée par un ami horloger avec lequel il a créé une marque. « Les commandes d’entreprises me permettent de vivre, et j’en suis très heureux. J’ai toutefois besoin d’exprimer artistiquement mon propre univers graphique, raison pour laquelle je créée en parallèle mes propres pièces. »

Bastien Chevalier rêve d’ailleurs qu’un mécène lui permette de réaliser une fresque monumentale. Noyer, tulipier, érable, buis, loupe d’amboine et de saule s’y déploieraient sans contrainte aucune, alternant motifs minuscules d’une incroyable richesse et larges à-plats d’essences rares aux motifs fabuleux. « La marqueterie, quand bien même c’est l’art du tout petit, peut s’emparer de formats très imposants. Cette réalisation hors norme permettrait de bousculer les codes habituels de la technique et, ainsi, la perception qu’en a le grand public. »

En attendant que l’aubaine se présente un jour à lui, il réalise - outre des cadrans uniques et des tableaux mêlant sophistication technique et graphisme contemporain - des pièces plus simples. « Des curieux s’arrêtent régulièrement devant la vitrine de mon atelier pour découvrir mon activité. Il me faut pouvoir leur proposer quelques réalisations accessibles. » Bijoux et sculptures ornés de marqueterie permettent, à partir de quelques dizaines de francs déjà, d’acquérir une création du maître.

Une évidence pour Bastien Chevalier, qui souligne combien l’exercice de son métier s’avère très peu gourmand en capital. Un scalpel, une perceuse à colonne, une scie oscillante électrique, quelques paires de ciseaux, un peu de colle d’os de lapin et l’indispensable binoculaire, bien sûr. Autant dire pas grand chose pour qui veut en vivre. « Raison pour laquelle je tiens à ce qu’une part de ma production s’adresse à un large public. Outre le temps passé à l’exécution des pièces, rien ne justifie d’en réserver l’accès à une élite financière. »

L’une après l’autre, chaque pièce du cadran que Bastien Chevalier réalise trouve sa place exacte sur le minuscule puzzle qui se dessine peu à peu sous ses doigts habiles. Elle s’emboîte ainsi parfaitement avec celles qui l’entourent, jouant tantôt l’harmonie des couleurs et des textures, tantôt le contraste. Le moindre défaut saute aux yeux de l’artisan, rompant un rendu final qui doit pouvoir être confondu avec celui d’une peinture.

Au fil des heures, une certaine tension s’invite inévitablement dans les épaules du marqueteur. Si ce métier nécessite une grande concentration, il demande aussi un relâchement maîtrisé du corps. « Je ne m’adonne pas au yoga; j’imagine cependant que cette discipline, qui vise à réunir les aspects physique et psychique des pratiquants, partage de nombreux points communs avec l’exercice de mon travail. D’ailleurs, lorsque je suis à l’établi, j’entre dans un état proche de la méditation. » Pour Bastien Chevalier, c’est certain: la marqueterie est bien plus qu’une simple profession.

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