MOSAÏSTE
Cavallaro Adriana | Vaud
Née en Mésopotamie, la mosaïque connaît au fil des siècles un succès grandissant avant de décliner. À la faveur d’un regain d’intérêt initié par le mouvement Art nouveau, cet art décoratif ancestral, plus présent en Suisse qu’on voudrait bien le croire, connaît un essor qui perdure aujourd’hui encore. Rencontre avec une professionnelle de la tesselle.
Avec trois doigts, Adriana Cavallaro maintient en équilibre un morceau de marbre sur le tranchet, pièce triangulaire forgée, fixé sur un billot en bois. Parfaitement mesuré, chaque coup donné avec la marteline - marteau aux extrémités pointues et tranchantes - sur la roche calcaire fracture celle-ci en deux dans un claquement net. Les tesselles, unités de base de la mosaïste, prennent ainsi forme dans une valse hypnotisante.
Une à une, chaque tesselle est façonnée à la main par la mosaïste.
Une vocation précoce
Dans son atelier lausannois baigné de lumière, la quadragénaire rayonne. Originaire de Ravenne, cité d’Émilie-Romagne considérée comme la capitale mondiale de la mosaïque, elle pratique ici au quotidien la passion qui l’habite depuis toute petite. « Dans ma ville, enfant, je voyais des mosaïques partout, même au cimetière! », s’exclame-t-elle dans un français chantant. Il n’en fallait pas davantage pour qu’elle s’inscrive, à l’issue de l’école obligatoire, au réputé Institut d’arts appliqués Gino Severini pour entamer sa formation.
Après cinq ans passés à étudier l’art de la mosaïque, la jeune femme avide de découvertes et de savoir poursuit son apprentissage six années durant aux Beaux-Arts de Ravenne. Dessin, peinture, gravure, tout l’intéresse. Mais avant même de terminer ses études, elle constate l’impossibilité d’exercer en parallèle certaines disciplines artistiques. « La poussière générée par la coupe des matériaux indispensables à la mosaïque est incompatible avec l’exercice de la gravure notamment. »
Un art décoratif protéiforme
Ce sera donc la mosaïque, vaste champ d’expérimentation qui permet de marier d’innombrables matériaux et de mettre en oeuvre des techniques très variées. Créer ex nihilo, copier ou encore restaurer une oeuvre ancienne: selon la nature du travail à réaliser, les approches et procédés diffèrent grandement en effet. « Voilà ce qui me plaît: je ne fais jamais deux fois la même chose. Certains choisissent de se spécialiser; ce n’est pas mon cas. À mes yeux, la diversité du travail compte plus que tout. Je repars de zéro à l’occasion de chaque projet et ne cesse ainsi d’apprendre. »
L’atelier de l’artisane atteste de sa perpétuelle quête à travers la diversité des matériaux utilisés: granite, marbre, grès, calcaire, travertin, ardoise, quartzite, pâte de verre, verre de Venise et Spilimbergo, verre Tiffany, terre cuite, grès cérame et autre porcelaine. Un inventaire à la Prévert, aussi coloré qu’hétéroclite, qui donne à cette caverne d’Ali Baba des airs d’arc-en-ciel aux innombrables nuances.
Si la pratique contemporaine de la mosaïque autorise toutes les audaces, tel n’a pas toujours été le cas. L’époque grecque privilégie les réalisations faites de galets et autres pierres non taillées apposées sur le sol. La période romaine conquiert les murs et valorise les pierres travaillées, les coquillages, la pâte de verre. L’ère byzantine y ajoute quant à elle les émaux et l’or notamment.
La mosaïque en pratique
Retour à Lausanne. La cafetière italienne brûlante répand dans l’atelier son délicieux parfum. Accrochées aux murs ou posées à même le sol, de nombreuses mosaïques attendent de rejoindre leurs commanditaires. Monochromes et épurées pour les unes, riches de mille et une teintes pour les autres. Petites, grandes, abstraites, figuratives, profanes, sacrées, contemporaines ou encore classiques; voilà un art qui ne se laisse décidément enfermer dans aucun genre. Tout comme ceux qui le choisissent pour embellir leur environnement: impossible d’en faire le portrait type, selon l’artisane, tant le profil des clients diffère d’un projet à l’autre.
Adriana Cavallaro pose sa tasse vide sur la planche de bois brut qui, installée sur deux solides tréteaux, lui sert de bureau. Après avoir patiemment coupé les tesselles, elle s’apprête à réaliser un mortier à base de chaux. Truelle en main, elle mélange énergiquement cette masse appelée à rester humide le temps de la réalisation de la mosaïque et qui en constitue le support provisoire. Elle en applique ensuite une généreuse couche sur une plaque et la lisse. « Que ce soit pour une copie ou une création, je transfère le dessin du projet sur la chaux grâce à un calque où j’ai préalablement tracé la forme et l’emplacement de chaque tesselle. »
Un travail long et minutieux - une oeuvre pouvant compter plusieurs milliers de pièces - qui ne laisse aucune place au hasard et guide la mosaïste tout au long de sa réalisation. S’ensuit la pose des tesselles, une à une, laissant progressivement apparaître l’oeuvre. Le visage impassible de l’artisane trahit sa concentration. « Cette phase requiert de l’attention, c’est vrai. Elle me plonge dans un état proche de la méditation. Je choisis en le tournant à la lumière la face la plus intéressante de chaque fragment de matériau, puis le positionne à l’endroit approprié. Chaque pièce du puzzle contribue à la qualité finale de la mosaïque, aussi faut-il ne pas relâcher sa vigilance. »
Dès cette pose temporaire terminée, une gaze enduite de colle est appliquée sur l’oeuvre. Une fois sèche, elle permet d’arracher les tesselles de la chaux encore humide, celles-ci devant alors être nettoyées méticuleusement. Un véritable travail de bénédictin assurant une prise solide de chaque fragment, alors débarrassé de toute impureté, dans le support définitif. Ultime étape de la réalisation d’une mosaïque, facultative car relevant de l’esthétique seule, la pose d’un ciment sous forme de joint entre les tesselles vient parachever l’ouvrage.
D’apparence assez simple, le procédé de fabrication d’une mosaïque demande un solide savoir-faire doublé d’une expertise rodée au fil des exécutions pour s’exercer au plus haut niveau. « En fonction des matériaux utilisés et des contraintes physiques auxquelles une oeuvre est appelée à résister, comme le frottement des pas si elle orne un sol ou la rigueur du climat lorsqu’elle prend place en extérieur, les techniques de réalisation et la composition du mortier changent. »
Tout un chacun peut cependant s’initier à cet art décoratif en disposant de quelques notions élémentaires. La preuve? Adriana Cavallaro propose de nombreux cours, organisés par niveau et thématique, qui rencontrent un franc succès. Des plus jeunes enfants aux collaborateurs de musées soucieux de mieux connaître les dessous des pièces présentées dans leur institution, le public est à l’image de la mosaïque elle-même: varié.
Un art bien présent mais discret
En Suisse, si la mosaïque s’avère omniprésente, elle reste peu visible. « Il arrive à certains de passer tous les jours devant une oeuvre sans jamais la voir. C’est un art de l’enjolivement bien souvent discret. » Le pays compte pourtant de nombreuses réalisations, récentes ou plus anciennes. Ainsi peut-on découvrir un exceptionnel ensemble de mosaïques romaines sur le site archéologique de la Villa gallo-romaine d’Orbe-Boscéaz, la plus grande réalisation de Suisse au Musée romain de Vallon ou encore une oeuvre signée Severini - l’artiste qui donna son nom au fameux institut d’arts appliqués de Ravenne - et Antonietti dans les bâtiments de l’université de Fribourg.
Sans compter bien sûr les oeuvres ornant des lieux privés, toujours plus nombreuses à en croire Adriana Cavallaro. « Je constate une demande en constante augmentation, la mosaïque connaissant un net regain d’intérêt. Protéiforme, elle se prête il est vrai à des réalisations très variées, du très classique au parfaitement contemporain. Les architectes d’intérieur l’ont bien compris et y voient le moyen de conférer un supplément d’âme à leurs réalisations. »
Copies d’oeuvres anciennes, transpositions de peintures en mosaïques, créations pures: les exécutions de l’artisane se suivent mais ne se ressemblent pas. Elles peuvent ainsi tout aussi bien prendre place au mur d’un salon ou d’une salle-de-bain, sur le bord d’une piscine ou encore le sol d’une terrasse. Une diversité que reflètent d’ailleurs des coûts qui varient du simple au triple, en fonction de la complexité de l’oeuvre et de la méthode employée pour la réaliser. Le prix au mètre carré peut ainsi passer de 800 francs pour un sol en galets à plus de 2’500 francs lorsque la technique romaine, très chronophage mais au rendu incomparable, est employée.