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MOUTARDIER ARTISANAL INDÉPENDANT


Moutarderie Fallot | Vaud

On l’emploie à toutes les sauces sans plus guère y prêter garde. Parent pauvre de la grande famille des condiments, elle vaut pourtant mieux qu’un rôle insipide de seconde zone. Portrait d’un faire-valoir de caractère.

Certains produits de bouche perdent leur âme au fil du temps, se banalisent. Avec une élaboration désormais industrialisée, la moutarde fait partie de ce patrimoine gustatif en perdition. Pourtant, un irréductible Gaulois - tel David face aux Goliath de l’agroalimentaire - fait de la résistance. A Beaune, au coeur même de la zone de production historique de ce condiment ancestral.

La localisation de la moutarderie Fallot en dit long sur son ancienneté. Située à quelques encablures seulement de la basilique Notre-Dame et des célèbres Hospices de Beaune, dans les premiers faubourgs de la ville, elle a toujours été - depuis sa fondation en 1840 - au coeur de la vie de la cité. Comme beaucoup de ses confrères jadis, lorsqu’ils étaient encore nombreux. Aujourd’hui, l’entreprise familiale gérée par Marc Désarménien - petit-fils d’Edmond Fallot - constitue le dernier moutardier indépendant français.

« Notre production ne représente qu’à peine 5% du total de la moutarde élaborée en France. En volume, c’est donc anecdotique; mais nous proposons des produits très particuliers, différents de ceux des trois autres entreprises basées dans l’Hexagone », explique le dirigeant. Ce marché de niche, celui de la moutarde fabriquée selon des processus séculaires et destinée aux fins gourmets, ne s’apparente en effet en rien à celui investi par les géants du secteur. Difficile d’imaginer effectivement une concurrence frontale entre l’anglo-néerlandais Unilever - quatrième acteur mondial de l’agroalimentaire et premier producteur de moutarde en France à travers ses marques Amora et Maille - et Fallot, PME employant une vingtaine de collaborateurs.

Mais pour bien comprendre le métier de moutardier et les savoir-faire qui en font toute la saveur, il faut s’attarder sur la provenance et le parcours de la petite graine de cette plante de la famille des crucifères à fleur jaune. « Sans entrer dans des considérations botaniques complexes, précise Marc Désarménien, il existe une quarantaine d’espèces de sénevé. La Sinapis alba, très utilisée en Amérique du nord notamment et dont la faible teneur en essence de moutarde donne un produit assez doux. Au contraire de la Brassica juncea que nous utilisons, appelée moutarde brune ou encore moutarde de Chine, bien plus piquante. »

Une fois la variété sélectionnée, il s’agit d’en choisir la provenance. Historiquement, la Bourgogne cultivait cette plante en quantité. La présence sur place de nombreux charbonniers - due aux importants besoins en combustible des forges avoisinantes - assurait des conditions idéales pour la culture de moutarde qui trouvait dans le sol des résidus minéraux favorables à son épanouissement. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui, et la relance de la production locale il y a une vingtaine d’années seulement n’assure pas encore - avec ses quelque 5’000 hectares - des volumes suffisants. 

Fallot utilise ainsi 60% de graines locales - le taux le plus élevé parmi les producteurs français -, le solde provenant du Canada. Le dénominateur commun? Une qualité de « grade 1 », ce qui se fait de mieux sur le marché. Mais ce qui distingue vraiment les produits de cette entreprise encore très artisanale, c’est le procédé de fabrication. « Rien a changé depuis mon grand-père », explique Marc Désarménien. « Seul l’écrasement très lent des graines à la meule de pierre naturelle permet de ne pas échauffer le produit  - mélange de graines et de « verjus », composé de vinaigre, d’eau et de sel - et de préserver ainsi les qualités gustatives de la pâte. En effet, l’essence de moutarde - très volatile - ne s’évapore pas au cours de l’élaboration. »

A ce stade, le produit obtenu contient encore l’écorce de la graine, le tégument; cette moutarde « à l’ancienne » peut alors être conditionnée telle quelle après avoir été désaérée - l’air étant l’ennemi du condiment jaune, tout comme la lumière et les températures élevées - ou tamisée. Dans ce dernier cas, l’extraction ainsi obtenue s’avère plus puissante encore, car plus concentrée.

Facultative, l’ultime étape consiste à incorporer à la moutarde des épices et des aromates. Les préparations classiques - estragon, noix, basilic, poivre vert et cassis notamment - côtoient des recettes plus audacieuses. Ainsi les versions développées en collaboration avec Patrick Bertron du Relais Bernard Loiseau, associant feuilles de coriandre et orange confite, fleur de noisette et vanille bourbon, cèpes et thé fumé.

Mais que trouvent au juste des Paul Bocuse, Joël Robuchon, Jean-François Piège, Eric Pras ou encore Michel Troisgros à ces produits estampillés Fallot? Pour l’un une invitation au voyage, pour l’autre un piquant remarquable ou encore une source d’inspiration; et dans tous les cas une qualité aujourd’hui difficile à trouver ailleurs. Raison pour laquelle le fabricant beaunois bénéficie également de la reconnaissance de l’Etat français qui lui a octroyé le label EPV (Entreprise de Patrimoine Vivant) récompensant la perpétuation de savoir-faire rares.

Mais au-delà des savoir-faire, la question du faire savoir demeure essentielle, comme le confirme Marc Désarménien. « Le consommateur peut parfois avoir de la difficulté à s’y retrouver, en effet. La mention « moutarde de Dijon » par exemple ne fait écho qu’à un processus de fabrication, et non à une zone de production. Ainsi elle peut être élaborée à l’autre bout du monde, et ce en toute légalité. Seule la « moutarde de Bourgogne », au bénéfice d’une IGP depuis 2009, garantit des graines 100% bourguignonnes, un vin blanc aligoté de la région à 16% minimum et une fabrication elle aussi locale. »

C’est pourquoi le dirigeant prend régulièrement son bâton de pèlerin afin de porter la bonne parole Fallot aux quatre coins du monde, la moitié de la production étant exportée dans pas moins de 60 pays. Expliquer et faire déguster, encore et toujours, pour conquérir de nouveaux marchés; une nécessité pour assurer la pérennité de la maison, bien sûr, mais aussi celle d’un savoir-faire ancestral qui réjouit depuis bien longtemps les amateurs de bonne chère. Une mission relevée, qui ne manque pas de piquant!

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