MURETIÈRE


Besse Sarah | Valais

Au-dessus de Martigny, des parcelles dont la pente atteint 55% voient prospérer la vigne grâce à leur aménagement en terrasses. L’édification de murs en pierres sèches, indispensables à la construction de celles-ci, nécessite un savoir-faire séculaire et précieux.


Fin juillet, 9h00. Malgré une petite brise, il fait déjà chaud à Plan-Cerisier. L’équipe de Sarah Besse, viticultrice octodurienne, s’active depuis plus d’une heure dans l’une des vignes du domaine familial. Aujourd’hui, il n’est pas question de sécateur, d’atomiseur ou autre élagueuse. Pelle, pioche, marteau et burin permettent à chacun de finaliser un chantier commencé au printemps: la réfection d’un mur en pierres sèches long d’une vingtaine de mètres.


« Nous avons entrepris ce travail dès les premiers beaux jours, mais des conditions météorologiques désastreuses nous ont ensuite contraint à interrompre l’opération », précise la jeune femme. « On s’adapte, comme toujours avec la nature, mais il nous faut maintenant terminer cet ouvrage. La vigne va en effet avoir besoin de nous prochainement », ajoute-t-elle en ajustant les lunettes de protection sur son nez.


La trentenaire s’empare sans attendre d’une pierre large et plate, la positionne minutieusement sur le mur avant d’en faire sauter une saillie indésirable à l’aide d’un burin et d’un marteau. Si Sarah Besse s’est jointe à son équipe ce matin, c’est que le temps presse. Si l’ingénieure en oenologie et en viticulture se concentre habituellement sur d’autres tâches, elle n’en maîtrise pas moins parfaitement l’art de monter un mur en pierres sèches.


« Lorsque j’ai rejoint l’entreprise familiale en 2013, j’ai tenu à passer par tous les postes afin d’en comprendre les enjeux et les difficultés. La construction de ce type de mur nécessite un savoir-faire que je tiens de mon père. Lui-même avait appris cette technique ancestrale avec son grand-père puis son oncle. Mais je dois reconnaître que cette activité nécessite, en plus de connaissances spécifiques et d’une pratique régulière, une force physique importante qui la réserve le plus souvent à la gent masculine. »


Le domaine Gérald Besse s’étend sur quelque 20 hectares, sur les 100 que compte le vignoble martignerain. Sa topographie escarpée a nécessité, au fil du temps, l’édification d’une vingtaine de kilomètres de murs en pierres sèches - sur un total de 88 présents dans la région -, condition sine qua non à la culture de la vigne. Un patrimoine bâti essentiel et précieux, pourtant longtemps trop peu entretenu.


Lorsque Gérald Besse - le père de Sarah - s’est lancé à la fin des années 70, l’état des murs dans le secteur - et plus généralement dans tout le Valais - laissait en effet à désirer. Lors d’épisodes de pluie marqués, il n’était pas rare de voir des édifices s’écrouler. S’ensuivit une prise de conscience salutaire, à la fin des années 90, de l’importance cruciale d’entretenir ce patrimoine. Une tâche ardue nécessitant d’importants investissements, mais qui aujourd’hui porte ses fruits.


« Le syndicat que je préside, consacré au maintient et à la sauvegarde du vignoble de Martigny, oeuvre afin de préserver notre outil de travail. Les murs en pierres sèches en font partie et leur restauration s’avère ainsi soutenue financièrement par la commune, le canton et la Confédération. Des études sont menées par secteur, et les travaux nécessaires peuvent ensuite être menés à bien soit par les propriétaires s’ils en ont les compétences, soit par une entreprise spécialisée. »


Car sous leur apparente simplicité, les murs en pierres sèches nécessitent un vrai savoir-faire. D’autant que si leur restauration peut n’être que partielle si leur état est jugé globalement sain, elle demande souvent de reprendre jusqu’aux fondations de l’ouvrage.


« Lors d’une intervention, la première étape consiste à estimer l’état du mur et des pierres qui le composent. Le temps et les intempéries altèrent ces dernières, parfois irrémédiablement. Il faut alors démonter entièrement la construction et la reprendre avec de nouvelles pierres. »


Celles-ci proviennent de la carrière de Saint-Léonard. Du quartz choisi pour sa robustesse et sa grande longévité. Premier défi: acheminer cette matière première particulièrement lourde sur le site de l’intervention, la plupart du temps inaccessible par la route. Le recours à l’hélicoptère s’avère alors inévitable. La seconde épreuve peut alors débuter: après le démontage de l’ancien mur, il s’agit d’en retravailler les fondations, sur 50 cm de profondeur au moins. À la pelle, à la pioche. Et toujours à la main, aucun engin mécanisé ne pouvant accéder au chantier. 


Les pierres dites de fondation, dont les dimensions s’avèrent parfois imposantes, peuvent alors être placées directement sur la roche mère ou de la terre dure, de manière à assurer une bonne stabilité. Viennent ensuite les pierres de construction, calibrées, entrecroisées d’une couche à l’autre.


À hauteur d’un mètre, tous les 1,5 m, des pierres de liaison - dont la taille s’avère plus importante que celles de construction - viennent renforcer l’édifice en prenant appui sur les deux-tiers de la profondeur du mur. À noter en effet que la profondeur de celui-ci mesure au minimum la moitié de sa hauteur.


Les couvertines, disposées au sommet de l’édifice, viennent quant à elles coiffer la construction de leurs généreuses dimensions. Une fois celle-ci achevée, des pierres de remplissage, dont la forme importe peu, sont disposées à l’arrière du mur. « Les murs en pierres sèches prennent appui contre la pente. On les construit inclinés de 8 à 12% pour résister à la poussées de la terre et de l’eau. Réalisés dans les règles de l’art, ils peuvent durer pas moins de deux siècles! », s’exclame Sarah Besse.


Leur longévité tient également à leur perméabilité. L’eau de pluie, plutôt que de s’accumuler, s’écoule au travers des ouvrages sans les mettre en péril. Ce qui permet aussi à différentes espèces de plantes de se développer entre les pierres, créant au passage un réseau racinaire participant à la solidité de l’édifice. Sans compter l’intérêt de voir se développer là, au fil du temps, de véritables refuges de biodiversité, cohérents avec l’approche viticole biologique poursuivie par la vigneronne.


L’après-midi déjà bien entamée, la construction touche à sa fin et l’équipe remblaie le haut du mur avec de la terre. Sarah Besse peut souffler et savoure l’instant. « Les plus anciennes traces avérées dans la région concernant la technique des murs en pierres sèches datent du 17e siècle. Peut-être a-t-elle été mise en oeuvre auparavant, mais rien ne permet de l’affirmer. » Ce qui s’avère certain, c’est qu’elle a encore un bel avenir, selon la jeune femme.


Sur des terrains très pentus comme c’est souvent le cas en Valais, elle seule permet en effet la création de terrasses et la culture de la vigne. « Les raisins peuvent ainsi mûrir même lorsque le soleil est bas, comme c’est le cas juste avant les vendanges, à la fin de l’été. Les rayons touchent les baies directement, ce qui permet d’obtenir une maturité optimale, même sur des cépages tardifs telle la syrah ou la petite arvine. »


Des avantages certains, qui nécessitent néanmoins un travail de longue haleine. À raison d’une centaine de mètres de murs réalisés chaque année depuis plus de 20 ans, Sarah Besse le sait: les efforts consentis par sa famille vont payer. « D’ici 3 à 4 ans, l’essentiel des 20 kilomètres de murs du domaine aura été restauré. Il s’agit ni plus ni moins d’une composante capitale de notre outil de travail. Il s’agit donc de ne pas vouloir faire de fausses économies. »


Le savoir-faire de muretier, jadis en péril, semble désormais faire l’objet d’une attention toute particulière. De la part des professionnels du secteur, bien sûr, mais aussi du canton et de la Confédération. Même les filières de formation - l’École d’agriculture du Valais installée à Châteauneuf notamment - ont réintégré son enseignement dans le cursus obligatoire des apprentis viticulteurs.


« Cultiver la vigne, c’est un tout. C’est ce qui fait la complexité du métier et sa beauté. Chaque paramètre compte. L’oublier, c’est à terme se condamner à produire un vin de moindre qualité. Certains jours, on préférerait simplifier l’équation, c’est certain. Mais dans le cas des murs en pierres sèches, il suffit de lever les yeux: leur existence modèle jusqu’au paysage qui nous entoure. Ils participent à sa beauté, rien de moins », lâche Sarah Besse, admirative.

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