OCULARISTE
Famille Buckel | Genève
Après quatre décennies d’activité, l’oculariste Matthias Buckel s’apprête à passer la main à ses filles Milena et Marina. Formées par ses soins depuis sept ans, elles s’avèrent les dernières en Romandie à maîtriser l’art délicat du façonnage de prothèses oculaires en verre.
À peine installé à son établi, Matthias Buckel allume le chalumeau fixé devant lui et règle la flamme d’un geste précis. En ce matin d’hiver, seul le léger sifflement du gaz se fait entendre dans l’atelier parfaitement calme de l’oculariste, baigné d’une douce lumière naturelle. Sur le plan de travail, quelques pinces rudimentaires côtoient une multitude de baguettes de verre coloré. Matthias Buckel saisit un tube opaque, le porte dans la flamme bleutée du chalumeau tout en le faisant tourner rapidement sur lui-même.
C’est le début d’un ballet millimétré d’une heure et demi lors duquel une prothèse oculaire sur mesure va progressivement voir le jour. Pour comprendre l’origine de ce savoir-faire rare, il faut remonter au milieu du 19e siècle. La petite ville allemande de Lauscha, en Thuringe, abrite alors une verrerie unique au monde. Sa particularité? Elle produit un verre spécial, destiné à l’élaboration de prothèses pour ceux qui ont perdu un oeil. Petit à petit, des artisans locaux vont développer des techniques pour façonner ce matériau rare, leur permettant d’exporter loin à la ronde le fruit de leur travail.
La réalisation de solutions sur mesure nécessite évidemment de rencontrer chaque patient. Certains artisans quittent ainsi l’Allemagne pour s’établir dans les pays limitrophes et y développer de nouveaux marchés. Ernst Greiner, grand-oncle de Matthias Buckel, en fait partie et fonde en 1896 à Genève son cabinet d’oculariste. Il l’ignore, mais c’est là le début d’une longue tradition familiale. Son neveu Werner Buckel lui succède en effet, ce dernier laissant ensuite le soin à son fils Matthias de reprendre le flambeau. Et depuis 2014, ce dernier transmet patiemment son expertise à ses deux filles, Milena et Marina.
Oculariste, un métier méconnu
Force est de constater que le métier d’oculariste reste, 180 ans après ses débuts, largement méconnu. Du grand public, bien sûr, mais également du corps médical auquel il n’appartient pas, quand ce n’est pas des potentiels bénéficiaires eux-mêmes.
Plusieurs cas de figure peuvent nécessiter l’intervention du spécialiste. « Les pathologies liées au vieillissement de la population constituent la cause première des consultations. L’espérance de vie augmente, et avec elle l’apparition de problèmes parfois destructeurs pour les yeux. À l’inverse, les causes accidentelles diminuent, sans avoir toutefois disparu », explique Matthias Buckel.
Lorsqu’un oeil est touché, le chirurgien ophtalmologue peut, selon le diagnostic, décider de l’enlever ou de l’éviscérer, soit préserver le globe oculaire mais le vider de son contenu. Les deux cas nécessitent ensuite le recours à un oculariste afin de réaliser une prothèse; seule l’épaisseur de cette dernière varie, en fonction du volume à combler. Précision de l’expert:
« Contrairement à ce que beaucoup imaginent, il ne s’agit effectivement pas d’une sphère, mais plutôt d’une demi lune qui ressemble à une très grosse lentille de contact qui prend appui, au besoin, sur un implant. »
Une valse à trois temps
La première étape de la fabrication d’une prothèse consiste à évaluer la taille et la forme de celle-ci en fonction de la zone sur laquelle elle prendra appui, puis à procéder à des essayages. Pas moins de six muscles assurent en effet la mobilité de l’oeil. Ce sont eux qui permettront à la prothèse oculaire de bouger, bien que de manière plus restreinte qu’un oeil sain.
La fabrication proprement dite, deuxième étape, peut ensuite débuter. Milena et Marina, toutes deux désormais capables de réaliser l’intégralité de la fabrication d’une prothèse, rejoignent à leur tour leur établi pour façonner un globe. Un tube de verre opaque valse entre leurs doigts experts lorsqu’elles le chauffent à l’aide d’un chalumeau. Ni trop vite, ni trop lentement, en le faisant tourner constamment dans la flamme pour faire monter en température le matériau de manière uniforme. La force maîtrisée de leur souffle modèle alors progressivement ce verre spécifique dont le point de fusion s’avère très bas: 700°C environ.
Une fois le globe réalisé vient le travail de la couleur. Les deux soeurs s’emparent de baguettes de verre coloré, chauffent leur extrémité au feu puis déposent par contact du verre en fusion sur la sphère immaculée: la base de l’iris voit ainsi le jour, d’un geste précis et sûr. L’ébauche s’affine ensuite par d’infimes ajouts successifs de verre de différentes teintes, jusqu’à l’obtention du résultat esthétique souhaité. L’iris d’un oeil comporte de subtiles variations chromatiques que les ocularistes s’emploient à reproduire le plus fidèlement possible.
Un travail des couleurs minutieux, effectué à l’image d’un peintre, par touches successives, que peut anéantir la pose délicate de la pupille. Le moindre décentrement de ce disque noir, irrattrapable, implique en effet de reprendre l’ouvrage à zéro. La concentration intense, doublée d’une gestuelle rodée par l’exercice, permettent à Milena et Marina de transformer chaque essai ou presque en coup de maître. Humbles, elles ajoutent cependant: « Oculariste, c’est un métier qui requiert une pratique régulière. Plus on fait de prothèses, mieux ça va. » Avec une production annuelle d’environ 300 pièces par an, elles ne manquent pas d’entraînement!
Avant d’attaquer la mise en forme de la pièce de verre, troisième et ultime étape d’une confection sur mesure, les deux trentenaires chauffent un bâtonnet de couleur rouge afin de réaliser dans le blanc de l’oeil quelques vaisseaux sanguins et pousser ainsi la vraisemblance à son paroxysme. Ce n’est qu’une fois le travail de la couleur achevé qu’elles fixent à nouveau sur la prothèse un fin tuyau leur permettant, grâce à leur souffle et à la chaleur de la flamme, de la façonner. Celle-ci passe progressivement d’une forme sphérique à celle d’une vasque aux contours soigneusement travaillés pour correspondre parfaitement à la morphologie du patient.
En à peine 90 minutes d’un fascinant ballet, on voit naître entre les mains expertes des professionnels un regard fait de verre et de pigments, plus vrai que nature. Mais pourquoi ne pas travailler la résine, comme d’autres confrères? Pour Matthias Buckel, le verre conserve de nombreux avantages. « Chimiquement neutre et biologiquement inerte, il offre une mouillabilité sans égale, permettant aux larmes de glisser sur le verre et de maintenir ainsi la face interne des paupières humide. » Bien supportées par le corps humain, plus rapides à réaliser que celles en résine synthétique et donc d’un prix inférieur - en moyenne 700 francs, remboursés par les assurances -, les prothèses en verre ne connaissent qu’un inconvénient: leur fragilité, si le patient les laisse tomber lors d’un nettoyage.
En Suisse, la proportion de prothèses en verre représente la moitié du marché environ. Cette part tend toutefois à diminuer: non par manque d’intérêt, mais bien parce que le nombre d’acteurs maîtrisant l’art complexe de leur fabrication, nécessitant une longue formation, ne cesse de décroître. « En Romandie, nous sommes les seuls. Côté alémanique, le dernier spécialiste est sur le point d’arrêter de travailler le verre. Un acteur allemand vient ponctuellement proposer ses services outre Sarine, mais pour combien de temps encore? », s’interroge Milena.
Savoir-faire manuel et contact privilégié
Pour Marina et sa soeur, l’exercice de ce métier rare s’avère le fruit d’une reconversion professionnelle. C’est avant tout le plaisir d’exercer un travail manuel, basé sur un savoir-faire précieux, et un contact privilégié avec les patients qui les ont poussées à franchir le pas.
« Quand on voit un patient dont le visage s’illumine lorsqu’il se découvre avec sa prothèse, c’est très émouvant. C’est une grande source de satisfaction personnelle », précisent-elles. Afin d’être encore plus proches des personnes dont elles s’occupent, les deux soeurs ont même décidé d’ouvrir une antenne à Lausanne et une autre en Valais.
Depuis que ses filles l’ont rejoint pour se former, Matthias Buckel a lui aussi le sourire.
« Contribuer à la pérennité d’un savoir-faire appris auprès de mon père en le transmettant à mes filles, c’est évidemment une immense satisfaction. » C’est ainsi avec le sentiment du devoir pleinement accompli que Matthias Buckel prend sa retraite.