PÉPINIÉRISTE VITICOLE


Germanier Éric | Valais

Si les amateurs de vin éclairés se plaisent volontiers, désormais, à tout connaître ou presque des vignerons qui élaborent leurs crus préférés, il semble qu’un acteur infiniment précieux pour la filière viti-vinicole soit largement ignoré, même par les plus sagaces d’entre eux: le pépiniériste.

En Valais, ils ne sont plus que cinq, dont trois approchent de la retraite. « À court terme, nous ne serons plus que deux, car je doute fort que l’activité des aînés soit reprise », précise Éric Germanier, installé à Erde, sur les hauts de Conthey. Une situation aussi délicate que paradoxale, tant le Valais - avec ses cépages autochtones - représente a priori une terre d’élection pour la profession. Amigne, arvine, cornalin, humagne et autre rèze sont-ils ainsi appelés à disparaître?

« C’est inquiétant en effet. Autrefois, le métier était connu des locaux - bien des familles possédaient quelques arpents de vigne qu’il fallait, à l’occasion, replanter - et reconnu. Au mitan des années 70, la Société des pépiniéristes valaisans comptait pas moins de 70 membres. Rien qu’à Conthey, ils étaient sept! », s’exclame le quinquagénaire, dont le père a fondé la pépinière familiale en 1967.

Au niveau Suisse, 35 professionnels se partagent aujourd’hui le marché. Mais chaque année ou presque, leur nombre diminue, alors que plus aucune formation ne permet aux jeunes générations d’acquérir les bases du métier. « Il y a bien eu quelques initiatives entreprises en ce sens, mais elles ont échoué. Peu de personnes connaissent ce métier qui, du coup, peine à susciter des vocations. »

Le professionnel avance aussi une autre explication: « Pépiniériste, il faut l’admettre, est un métier qui comprend des tâches ingrates, éprouvantes physiquement. On a les pieds et les mains dans la terre. Vigneron-encaveur fait davantage rêver. » C’est d’ailleurs la voie qu’Éric Germanier a envisagée à ses débuts, avant de se raviser. « La pépinière constitue une activité beaucoup moins gourmande en capital que la viticulture. Il ne faut pas compter ses heures, mais pour un jeune, se lancer s’avère possible. »

Après des études menées à l’École d’agriculture de Châteauneuf et à la Haute école de viticulture et d’oenologie de Changins, le voilà qui rejoint son père, une maîtrise fédérale en poche. Mais chez les Germanier, on a la tête dure paraît-il, et la collaboration s’avère parfois délicate. Le fils reprend alors au milieu des années 2000 l’activité de pépiniériste, la développe, ce qui lui permet d’acquérir de nouvelles parcelles de vigne.

Deux activités parfaitement compatibles, les pics d’activité de l’une et de l’autre étant décalés. « Conjuguer le travail de la vigne et la pépinière offre la possibilité d’employer du monde à l’année. Cela permet également de développer des liens privilégiés avec certains partenaires, qui s’avèrent à la fois clients de la pépinière et acheteurs de la récolte de raisin. » Éric Germanier ne vinifie pas sa récolte en effet, ne souhaitant pas concurrencer, avec ses propres vins, les clients de sa pépinière.

Pour mieux comprendre le fonctionnement de cette dernière, il faut se rendre au rez-de-chaussée de la maison familiale. C’est là qu’ont lieu quelques-unes des 24 opérations nécessaires à l’élaboration des jeunes plants de vigne destinés à être plantés, appelés barbues, référence faite à leurs racines.

Au début du printemps, la dizaine de collaborateurs qu’Éric Germanier emploie à plein temps - des Portugais et des Polonais pour la plupart, choisis pour leur connaissance encore vive du travail de la terre - s’affairent au greffage. Il s’agit d’implanter un greffon - prélevé en tout début d’année sur des vignes spécifiques, traité à l’eau chaude contre la redoutable flavescence dorée, une maladie fatale à la vigne, puis taillé - sur un porte-greffe résistant au phylloxéra.

Le greffage en oméga consiste à imbriquer l’un dans l’autre le greffon et le porte-greffe, de diamètres identiques, comme deux pièces d’un puzzle. Grâce à un appareil manuel, l’opération de découpe - qui reprend la lettre grecque Omega, en majuscule inversée - et d’imbrication s’effectue rapidement et très précisément, ce qui confère au montage la solidité souhaitée. Une étape assurée intégralement par des femmes, dont le travail minutieux est, aux yeux du pépiniériste, incomparable.

Afin que la greffe prenne et que la soudure puisse s’effectuer dans les meilleures conditions, un passage dans la cire procure aux barbues une protection maximale. La phase suivante, appelée forçage, se déroule dans une chambre de chauffe. Les jeunes plants, stimulés par la chaleur, produisent progressivement un cal, sorte de soudure naturelle. Dès la mi-mai, ils sont prêts à être plantés.

« Jusqu’au mois de septembre, on les bichonne en pleine terre », précise le pépiniériste. Entretien du sol, arrosage et traitements - jusqu’à 23 durant l’été 2021! - occupent l’équipe d’Éric Germanier. « Enfant, après le repas du soir, j’allais travailler à la pépinière. L’organisation, très artisanale à l’époque avec un volume de production faible, a bien évolué. » Avec désormais quelque 400’000 barbues produites annuellement et 24 hectares de vignes à gérer, l’improvisation n’a plus cours en effet.

Début novembre, une fois les jeunes plants bien développés, il faut procéder à leur arrachage, au tri et au conditionnement. Une étape essentielle lors de laquelle chaque soudure est testée d’un vigoureux coup de pouce, afin de s’assurer de la bonne santé du plant. Selon les années, en fonction des conditions climatiques rencontrées notamment, le taux de déchet peut dépasser 50%.

Les rescapés peuvent alors être taillés, passés dans la cire pour éviter leur dessèchement, mis en fagots, leurs racines immergées dans un mélange d’eau et d’argile - pour contrer le dessèchement, bête noire du pépiniériste -, aspergés de fongicide et finalement soigneusement emballés pour conserver leur humidité. Ce n’est qu’au printemps suivant, après un hiver passé à l’abri en cave, qu’ils pourront être commercialisés.

Le cycle de production des barbues dépasse ainsi douze mois. Entre la commande du matériel végétal et l’encaissement, deux ans s’écoulent. Une éternité durant laquelle le travail du pépiniériste peut se retrouver, à cause d’une météo capricieuse ou d’une maladie particulièrement virulente, réduit à néant à tout moment.

S’il évite ces écueils, le professionnel doit ensuite affronter une autre incertitude: l’adéquation de sa production avec les besoins de ses clients, variant chaque année tant en volume qu’en qualité. Entre les nombreux cépages, pour lesquels il existe plusieurs types, les différents porte-greffes possibles et la taille du plant qui varie selon les habitudes du viticulteur, les combinaisons s’avèrent infinies. Anticiper la demande relève donc de l’art divinatoire. Aussi Éric Germanier propose-t-il une centaine d’assemblages différents, les plus demandés. « Malgré cela, je ne dispose pas toujours de quoi répondre à certaines demandes. Pour pallier à cette situation, nous avons créé une bourse d’échange entre professionnels. »

En Valais, chaque barbue se vend 3,50 francs. La main d’oeuvre représente l’essentiel des coûts de production, et le secteur n’est pas protégé. Ainsi certains viticulteurs, lorsqu’ils recherchent des cépages internationaux pour lesquels une production étrangère existe, n’hésitent pas à y recourir. Seules les spécialités - dont les faibles volumes n’intéressent pas les producteurs hors frontière - confèrent aux pépiniéristes locaux une certaine exclusivité.

« Dans le conservatoire de la Sélection Valais, dont je m’occupe avec d’autres collègues et qui a pour mission de faire perdurer la diversité des cépages autochtones, il existe par exemple 109 types différents d’arvine. C’est un patrimoine unique, un rempart contre l’uniformisation du goût. Faisons en sorte de le transmettre aux générations suivantes! », tonne Éric Germanier. Cette ambition, aussi légitime qu’essentielle, seuls les pépiniéristes locaux peuvent la mener à bien.

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