RESTAURATEUR NAVAL
Corsier Port | Vaud
Calée sur de solides tréteaux, la coque fatiguée d’Ida résonne de coups sourds. Arc-boutés en fond de cale, Pierre et Thomas - tous deux charpentiers de marine confirmés - inspectent les entrailles du canot automobile construit ici même voilà plus d’un siècle par le chantier naval Mégevet, devenu depuis Chantier naval de Corsier-Port. Les deux professionnels ne se doutent pourtant pas que la restauration qu’ils entament nécessitera près de 3’000 heures de labeur au total.
« Les rénovations complètes commencent souvent ainsi. Quelques problèmes apparaissent sur le bateau, entraînant des réparations bien ciblées. Puis d’autres soucis se manifestent, nécessitant une intervention plus lourde. À cette occasion, des investigations poussées mettent en évidence la nécessité d’entreprendre des travaux conséquents, faute de quoi l’avenir de l’embarcation s’avère, à terme, menacé », précise Serge Patry, co-propriétaire du chantier.
Ida ne fait pas exception à la règle. Construite en 1913 pour le compte de Tim Birkin - l’un des fameux « Bentley boys », ces intrépides pilotes de l’usine Bentley durant les années 20 -, elle quitte rapidement les eaux du Léman pour celles bordant le comté du Norfolk, dans l’est de l’Angleterre. Elle participe alors à des courses de vitesse, puis - plus étonnant - à quelques parties de chasse au canard, avant d’être retirée de la navigation avant la seconde guerre mondiale.
Sa trace ne réapparaît qu’en 1987, dans une décharge automobile. Un couple de passionnés de bateaux anciens sauve alors l’épave d’une destruction imminente, et engage une restauration. À l’issue de celle-ci, ayant retrouvé son lustre, Ida participe à de nombreuses épreuves classiques. Ce n’est qu’en 2009 que le bateau retrouve le chantier naval où il a vu le jour 96 ans plus tôt, et entame une semi-retraite faite de quelques sorties annuelles.
« Dans l’histoire du Chantier naval de Corsier-Port, Ida n’est pas n’importe quel bateau, explique Serge Patry. Jules Mégevet, le fondateur de l’entreprise, est encore aux commandes lorsqu’il est construit. Sa forme dérive d’ailleurs directement de celle des bateaux de compétition avec lesquels mon prédécesseur s’illustre à Monaco notamment, remportant plusieurs victoires durant les Championnats de la mer. Aujourd’hui, Ida constitue le seul bateau datant de cette époque historique que nous possédions. »
Tout un symbole, donc. Une raison suffisante pour se lancer dans une restauration un peu folle. Les plans originaux de l’embarcation n’existent plus. La coque et la structure interne se sont déformées au fil du temps et des modifications successives de motorisation. C’est donc un jeu de piste géant qui se présente à Pierre et Thomas. Armés de leur savoir-faire et de leur expérience, ils vont inspecter une à une chaque pièce du bateau, décider s’il y a lieu de la remplacer ou de la remettre en état.
Restaurer un bateau constitue ainsi un travail beaucoup plus long que sa construction. « Prenons le cas des bordés, explique Pierre. Il s’agit des éléments de bois qui constituent la coque du bateau. Dans le cas d’Ida, certains d’entre eux mesurent près de huit mètres de long, sont cintrés, mais aussi vrillés dans un sens à l’arrière, dans l’autre sens à l’avant. Il ne s’agit donc pas de simples planches comme on pourrait le croire, mais de pièces de bois sculptées en trois dimensions. » De quoi nécessiter un travail colossal d’ajustement, afin de s’adapter parfaitement aux bordés adjacents.
Des mois durant, les deux artisans découpent, rabotent, ajustent. S’aident à l’occasion de gabarits qu’ils réalisent pour épouser parfaitement des courbes d’une infinie complexité parfois. Présentent l’ébauche, puis la corrigent. Inlassablement, ils remettent le métier sur l’ouvrage, sans laisser poindre le moindre signe d’impatience.
Membrures, bordés, longerons, varangues, quille; tout ce qui peut être conservé est restauré, le reste s’avère reconstruit. « L’avancement d’un tel chantier est très lent. Lors de certaines phases, on peut même donner l’impression de revenir en arrière! » s’exclame Thomas, avant d’ajouter: « Pierre et moi, on adore ce genre de défis. On les enchaînerait bien volontiers, c’est le coeur de notre métier. Chaque jour, on découvre, on progresse. »
Il faut pourtant se rendre à l’évidence: de tels chantiers nécessitent un investissement financier très important. Raison pour laquelle Ida appartient à la Fondation MJVP1909, une initiative lancée par les copropriétaires du chantier, Thierry Plojoux et Serge Patry. « Le but de cette structure fondée en 2018, c’est de conserver, restaurer et faire naviguer une collection de bateaux historiques. Ainsi la fondation missionne-t-elle le chantier, en qualité de client », précise Emmanuelle Bellwald, coordinatrice de la fondation.
Une activité soutenue par un cercle de donateurs souhaitant réhabiliter le patrimoine industriel genevois du début du 20e siècle, injustement méconnu à leurs yeux. « C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le champ d’intérêt de la fondation s’est élargi aux voitures, aux motos et à l’aviation de cette époque, spécifie Thierry Plojoux. Genève comptait de brillants précurseurs dans tous ces domaines, et ceux-ci échangeaient beaucoup entre eux. Ainsi n’était-il pas rare qu’un moteur développé pour un avion prenne place dans un bateau, par exemple. »
La fondation possède à ce jour une vingtaine de bateaux historiques en bois, dans des états de conservation variés. De quoi assurer du travail aux trois spécialistes du chantier, l’un des tout derniers en Suisse à proposer un tel service de restauration. « Avec un constructeur naval et deux charpentiers de marine dans notre équipe, nous sommes à même d’entreprendre des restaurations lourdes. Celles-ci constituent une carte de visite importante et permettent aussi de faire perdurer des savoir-faire qui s’appliquent à tous les bateaux », explique Serge Patry.
Qui peut le plus peut le moins, en effet. Les ponts en teck et autres aménagements intérieurs nécessitent un entretien régulier et, à l’occasion, une restauration. « Construire un bateau en bois, c’est peu fréquent de nos jours. Alors la restauration de bateaux historiques et l’entretien d’unités récentes permettent-ils de perpétuer une expertise devenue rare », ajoute le spécialiste.
L’arrivée de la fibre de verre bouscule il est vrai, dans les années 70, toute la production navale. Les chantiers, à l’image de celui de Corsier-Port, délaissent la fabrication d’unités, désormais nécessairement industrielle. Le marché local n’offrant pas les débouchés suffisants, nombre d’entre eux se spécialisent dans la vente et l’entretien de bateaux.
Il suffit d’arpenter les travées des locaux flambant neufs du Chantier naval de Corsier-Port pour le constater. Seuls 5% des embarcations sont en bois. L’activité du chantier se concentre désormais sur du service à la clientèle, avec un panel de prestations complet en la matière. Places de port, marina, entretien, vente, … et bientôt un atelier de restauration participatif pour la fondation!
« Cette entité se veut vivante, ouverte à tous et entreprenante, détaille Emmanuelle Bellwald. Elle disposera ainsi sous peu d’un atelier dédié au sein du chantier. Ses membres pourront ainsi prendre part, sous la houlettes de professionnels aguerris, à des chantiers de rénovation. » Une manière de plus de mettre en valeur des savoir-faire rares et, pourquoi pas, de susciter des vocations auprès des jeunes générations.
Ida, quant à elle, devrait retrouver les flots d’ici l’été. Le temps de faire réviser, par un spécialiste externe, un moteur qui aurait pu être celui d’origine. De construire la structure permettant de l’installer. De réaliser les aménagements intérieurs. Et, finalement, de vernir la coque avec de nombreuses couches. Tout un programme.
L’embarcation pourra alors affronter sereinement les 50 prochaines années, d’après Pierre et Thomas. Une durée bien plus importante que l’espérance de vie initiale des bateaux de l’époque. Ils étaient en effet conçus pour ne durer que quelques saisons, à l’issue desquelles ils partaient à la casse, leurs performances étant jugées dépassées. La résurrection d’Ida, rendue possible par la survivance de savoir-faire rares; voilà un beau pied-de-nez fait à l’histoire de la construction navale!