SCULPTEUR SUR MÉTAL


Lendenmann | Fribourg

« À 22 ans, un camion me percute de plein fouet alors que je suis arrêté, à moto. Projeté au sol, les jambes sérieusement abîmées, je me promets de réaliser mes rêves sans attendre si je survis à cet accident. » Après avoir vu la mort de près, Emmanuel Lendenmann prend soudain conscience de la fragilité de la vie. Une année de rééducation plus tard, il s’envole pour le Canada de son enfance avec la ferme volonté d’y développer une approche artistique de son métier, polymécanicien, et de profiter des larges horizons.

De retour en Suisse depuis une dizaine d’années, c’est en Basse-Ville de Fribourg que le bientôt quarantenaire travaille. Son atelier, niché en contre-bas du pont de la Poya, bénéficie l’été venu de la fraîcheur distillée par la Sarine, toute proche. L’ombre des grands arbres fait, elle aussi, gagner quelques précieux degrés en cette journée caniculaire. Car après avoir esquissé son projet à l’échelle 1:1 sur une grande feuille, c’est avec le feu qu’Emmanuel Lendenmann va jouer.

Ce spécialiste de l’acier Corten, dont la corrosion maîtrisée assure aux réalisations une patine subtile, empoigne sans attendre une lourde plaque de métal et enclenche un appareil de découpe au plasma. Une généreuse gerbe d’étincelles jaillit instantanément; la matière en fusion semble se volatiliser au passage de la buse de la puissante machine. En quelques minutes seulement, la première pièce d’un puzzle complexe apparaît. Il en faudra des dizaines d’autres pour donner vie à La mémoire du temps.

Le Fribourgeois travaille ensuite chacune d’elles afin de lui conférer sa forme définitive en trois dimensions. Torsader, cintrer, ou encore souder; les simples plaques de métal découpé prennent progressivement vie entre les mains habiles d’Emmanuel Lendenmann.

« J’apprécie les formes élancées, sobres, qui ne laissent pas transparaître la technique employée pour les matérialiser », précise-t-il. Ainsi, aucune soudure apparente ne vient gâcher l’esthétique épurée de ses oeuvres. Un véritable défi technique lorsqu’il s’agit d’ajuster avec une précision d’orfèvre les plaques constituant une pièce courbe, réalisée en volume, mais creuse afin de ne pas alourdir inutilement l’oeuvre.

Pour que La mémoire du temps voie le jour, pas moins de six semaines de travail seront ainsi nécessaires. La sculpture sur métal telle que la pratique Emmanuel Lendenmann est un art exigeant, minutieux, et qui nécessite du temps. Beaucoup de temps. 

L’élégance des pièces produites ne laisse présager ni la sueur, ni l’engagement physique nécessaires à leur réalisation. Ni d’ailleurs les risques encourus, induits par le maniement de machines souvent dangereuses. « Je me suis d’ailleurs blessé dernièrement avec l’une d’elles. J’ai gagné une belle série de points de suture sur une main et le torse, heureusement sans conséquences graves », glisse-t-il. Avant d’ajouter, fataliste. « Ces risques, dans un atelier conventionnel et avec une technique classique, peuvent être maîtrisés. Ici, c’est une tout autre histoire. »

Avec sa formation de polymécanicien, Emmanuel Lendenmann joue pourtant avec le métal comme d’autres avec du carton. La matière, malgré la résistance mécanique inhérente à l’épaisseur des plaques travaillées, semble ne pas pouvoir lui résister longtemps.

La mémoire du temps prend, au fil des semaines qui s’écoulent, progressivement forme. Ainsi apparaît un jeu subtil d’ombre et de lumière, une thématique chère à l’artisan-artiste. « C’est une notion centrale dans mon travail, une constante. » Rien que de très normal pour ce passionné de photographie qui ne manque jamais, lorsqu’il pratique l’alpinisme notamment, d’aiguiser son oeil en contemplant l’action du soleil et des nuages sur les paysages qu’il arpente.

Il faudrait d’ailleurs à cet insatiable curieux mille vies au moins pour accomplir tous les projets qui germent dans son esprit. Musique, dessin, peinture; les formes d’expression qu’il exerce s’avèrent nombreuses. « Certains pourraient s’imaginer que je me disperse. Il n’en est rien, en réalité. Car ce que je vise avant tout, c’est de susciter des émotions. Je travaille toujours seul, mais j’essaie ainsi de toucher les gens, d’être au plus près de leur coeur. »

Avec un père mécanicien et une mère assistante sociale, difficile d’imaginer Emmanuel Lendenmann autrement qu’en parfaite synthèse d’une sensibilité technique d’un côté et humaine de l’autre. C’est d’ailleurs à l’enfance que remonte ses premiers souvenirs de bricoleur en herbe. « À côté de la maison familiale se trouvait un dépôt de bus et une grande benne. C’est là que je trouvais de quoi expérimenter. Je ne le savais pas à l’époque, bien sûr, mais c’était mes premiers balbutiements de sculpteur! », s’exclame-t-il en rigolant.

Depuis, une approche intellectuelle et artistique est venue enrichir sa pratique. « C’est vrai, l’élan spontané et l’inspiration s’inscrivent dans une réflexion. » Ainsi La mémoire du temps, constituée de deux éléments avec des strates, symbolise à ses yeux l’information qui, avec le temps et la mémoire qui s’efface, diminue progressivement. Avant d’être relayée à nouveau, formant des ondes qui se diffusent.

Dans l’atelier fribourgeois, Emmanuel Lendenmann apporte la dernière touche à son oeuvre sous la forme d’une patine. Car si l’acier Corten s’oxyde naturellement, encore faut-il lui laisser le temps de le faire. Or une galeriste de Crans-Montana attend impatiemment de recevoir la pièce pour la présenter à ses clients qui ne manqueront pas de lui rendre visite lors de leur passage estival. L’artisan-artiste applique donc sur son oeuvre un mélange favorisant l’oxydation de l’acier.

L’occasion pour lui de porter un regard sur son travail récent. « Exposer dans le cadre de la biennale de Venise constitue une très belle opportunité et une forme de consécration, bien sûr. Mais pour moi, le meilleur est toujours pour demain. Je regarde toujours devant », explique-t-il. 

Avant même d’achever La mémoire du temps, il réfléchit d’ailleurs à sa prochaine réalisation. Pourquoi pas une oeuvre monumentale? « La sculpture offre cette chance incroyable de pouvoir réaliser des pièces à la fois pour l’intérieur et pour l’extérieur. » Son rêve? Réaliser une gigantesque sculpture composée de deux grandes arches avec des lignes convergentes au centre. « Elle me trotte dans la tête depuis de nombreuses années », lâche-t-il rêveur.

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