SCULPTEUR SUR PIERRE


Du Bois Vincent | Genève

Un morceau d’étoffe blanche noué autour de la tête, d’épaisses lunettes de protection et un imposant masque respiratoire anti-poussière; du visage de Vincent Du Bois, il n’apparaît que quelques parcelles de barbe poivre et sel et les pommettes, tannées par le soleil. Au beau milieu de son atelier à ciel ouvert, concentré, il sculpte à l’aide d’un marteau pneumatique. Un nuage de poussière diaphane voltige autour de lui, alors que l’acier mord la pierre.

La nature habille le minéral, dans ce lieu hors du temps.

C’est ici, à quelques encablures seulement du cimetière Saint-Georges à Genève, que son arrière-grand-père, un dénommé Cassani originaire de Viggiù en Lombardie, choisit de s’établir afin d’exercer son métier, sculpteur sur pierre. L’art funéraire, alors bien vivant, assure rapidement une renommée certaine à l’aïeul et son entreprise florissante ne cesse de se développer.


Le lieu, aujourd’hui ceint d’immeubles d’habitation, semble désormais hors du temps. Le chariot élévateur a remplacé l’âne et le cheval de trait, mais d’innombrables blocs de pierre paraissent attendre ici depuis une éternité que des mains bienveillantes s’emparent d’eux. De la trentaine de collaborateurs jadis présents, il ne subsiste que quatre artisans aujourd’hui. Les temps ont changé, tout comme l’intitulé de l’entreprise, victime d’un héritage familial contrarié.

«  Le dernier candidat à avoir décroché un CFC, c'était il y a dix ans! »

Mais le son de la massette et le chant du ciseau n’ont pas cessé pour autant, et c’est bien là l’essentiel. Si l’activité n’est plus aussi bourdonnante qu’autrefois, l’atelier de sculpture et de rénovation Cal’AS perpétue avec dynamisme un savoir-faire devenu rare dans le canton.
« Nous sommes trois sculpteurs à Genève, dont deux indépendants qui oeuvrent seuls. Le dernier candidat à avoir décroché un CFC, c’était il y a dix ans! », précise le maître des lieux.

La main en plâtre, sculptée par Vincent Du Bois, et qui a servit de modèle pour développer la Main de Dieu.

À le regarder sculpter, il n’y a pourtant aucun doute possible: cet art n’a pas perdu de sa superbe et n’est en rien ringard. Pour preuve, la Main de Dieu sur laquelle il travaille actuellement illustre le regard volontiers iconoclaste que Vincent Du Bois porte sur son métier. L’oeuvre mêle en effet habilement une main d’une facture très classique et un glitch, soit l’apparition sur la sculpture d’un problème numérique qui s’incarne sous la forme d’une pixellisation en trois dimensions.


« Le numérique envahit nos existences, c’est un fait et je ne m’élève pas contre. Le pied de nez consiste là à inscrire dans la matière même une défaillance qui n’a rien d’humain, alors que c’est le virtuel qui subit habituellement ce type de dysfonctionnement », précise le malicieux quinquagénaire.

«  Je revendique une approche aussi artisanale qu’artistique dans mon travail. Avec la Main de Dieu, je tente de transcender cette dichotomie récente. »

Avant d’ajouter, sévère: « La pierre, et plus encore la figure en pierre, est délaissée depuis la seconde moitié du 19e siècle. Depuis le début des années 80, elle souffre en outre d’un regard quelque peu condescendant d’une frange de l’art contemporain qui place volontiers l’idée au-dessus de la réalisation. Cette conceptualisation a relégué les artisans au rang de simples exécutants, ce je regrette. Je revendique au contraire une approche aussi artisanale qu’artistique dans mon travail. Avec la Main de Dieu, je tente ainsi de transcender cette dichotomie récente. »


Cette oeuvre permet en effet à Vincent Du Bois de conjuguer démarche conceptuelle, savoir-faire classique et technologie avant-gardiste. Tout commence par la réalisation d’une main modelée en plâtre, comme savaient les réaliser jadis les artistes-artisans. Une fois celle-ci finalisée, un scanner numérise ses courbes en trois dimensions, avant qu’elles ne subissent - volontairement, et par endroit seulement - une pixellisation.

Les robots à l'oeuvre, dans les carrières de Carrare.

À ce stade, l’oeuvre tient sur le disque dur d’un ordinateur. Direction l’Italie - et plus précisément les célèbres carrières de marbre de Carrare où le Genevois passa, plus jeune, une année entière à peaufiner sa technique - afin de lui donner forme. « La première étape consiste à sélectionner un beau bloc et le confier aux bons soins d’un robot sophistiqué. Celui-ci, programmé pour dégrossir les formes, effectue ce que naguère réalisait une armée de petites mains. »


Vincent Du Bois utilise la technologie de son temps sans remord et sans s’en cacher, bien au contraire. « Ce n’est ni incompatible avec une démarche artisanale, ni paradoxal. Il existe le débat suivant à Carrare: à supposé que la robotique ait existé à son époque, Michel-Ange l’aurait-il utilisée? Sans doute, répondent les spécialistes, puisque cette technologie - en réduisant la pénibilité et la durée de la tâche - lui aurait permis de réaliser de nombreuses sculptures supplémentaires. »


N’allez toutefois pas croire que la machine remplace la main de l’homme. Elle permet d’effectuer rapidement et sans effort - hormis bien sûr la phase de programmation du robot, complexe - une pré-taille. Et dans le cas de la Main de Dieu, elle s’avère particulièrement importante. « Pour le premier exemplaire réalisé, haut de trois mètres, j’ai employé un bloc de marbre pesant initialement treize tonnes. Une fois le travail du robot réalisé, il ne restait que deux tonnes. »

L'oeuvre finale, pesant deux tonnes, a été taillée dans un bloc de marbre qui affichait pas moins de 13 tonnes sur la balance!

La machine réalise en un mois ce qui serait difficile pour l’artisan d’accomplir en un an. À l’issue de cette phase de dégrossissage, l’ébauche de sculpture rejoint l’atelier genevois de Vincent Du Bois. Ce dernier s’emploie alors à lui donner vie à coup de broches, ciseaux, ponceuse, râpes, pierres à poncer et autres papiers à polir. Texture de la peau, plis et ongles notamment; chaque détail de la sculpture se révèle enfin, sensible et subtil, grâce au savoir-faire manuel de l’artisan.

Chaque détail de la sculpture s'avère minutieusement réalisé à la main. Une étape chronophage qui confère à la pièce toute sa valeur.

Un mois de travail intense pour finaliser un petite sculpture, près de neuf pour une grande. Reprendre en main la matière après le passage du robot ne s’avère pourtant pas évident pour le sculpteur. « La machine laisse la pierre finement striée après son passage, alors même qu’à ce stade, si l’on taille à la main, la surface de la matière s’avère très différente, inégale et dentelée. Ça brouille les repères et induit une certaine confusion. Il me faut alors du temps pour me réapproprier la pièce. »


Le travail de la pierre s’organise autour de trois métiers aujourd’hui distincts: marbrier, tailleur de pierre et sculpteur. Le premier s’occupe des pierres polies: dallages, cuisines et autres pièces funéraires. Il a fait sa révolution avec l’avènement des machines-outils à commande numérique et compte de nombreux acteurs en Suisse. Ce qui n’est pas le cas des deux autres branches, la taille de pierre, active dans l’architecture, et la sculpture, tournée vers l’ornementation.


C’est cette dernière qu’exercent avec passion Vincent Du Bois et ses collaborateurs. La chapelle des Macchabées de la cathédrale Saint-Pierre, le Musée d’art et d’histoire et le Conservatoire de musique notamment ont ainsi bénéficié de leurs bons soins. « Genève compte de nombreux édifices construits en molasse, un grès magnifique mais particulièrement sensible à l’érosion. Pour ce qui relève de l’ornementation, qui constitue la signature historique d’un bâtiment, le savoir-faire du sculpteur - le coeur de métier de Cal’AS - s’avère incontournable. »


L’ascendance de Vincent Du Bois compte, outre l’arrière-grand-pierre tailleur de pierre, le peintre Albert Anker et le sculpteur et graveur Robert Hainard. Pas étonnant dès lors qu’il s’attache depuis toujours, à contre-courant de certaines tendances actuelles, à tenter de faire la synthèse des mondes de l’artisanat et de l’art. Maturités artistique et moderne, Beaux-Arts, CFC de sculpteur sur pierre, Master à la School of the Art Institute de Chicago; sa formation témoigne, elle aussi, de cet attachement.


« Que tu fasses les appartements du Pape ou que tu décores le panier d’une bergère, fais-le avec le même coeur, disait Michel-Ange. Je trouve cette approche particulièrement juste et belle. Elle illustre à mon sens à la fois l’humilité qui doit guider l’artisan, la passion nécessaire pour viser l’excellence, et l’indispensable proximité avec la matière et le public. »

Une fois polie, la Main de Dieu peut sortir de l'atelier qui l'a vu naître et s'envoler vers son destinataire.

Car oui, s’il collabore dans le cadre de son travail personnel avec des artistes du calibre de Sylvie Fleury et Gianni Motti notamment, si ses réalisations s’exposent à Art Basel et si son art s’avère plébiscité jusqu’en Corée du sud, Vincent Du Bois continue de réaliser, via son atelier Cal’AS, des restaurations de monuments historiques, la vasque en pierre d’un lavabo ou le fronton d’une cheminée.

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