SELLIÈRE


Rochat Patricia | Vaud

35 heures. 120 opérations. 25 pièces. Voilà trois chiffres qui résument la fabrication d’une selle sur mesure sortant de l’atelier de Patricia Rochat, installé à Boussens, à quelques encablures au nord de Lausanne. Ce qu’ils ne disent pas, en revanche, c’est l’amour que porte chaque artisan qui y travaille à son métier. Dans cette PME, en plus de la maîtresse des lieux, ils sont trois passionnés à oeuvrer au quotidien: Christine, Oriane et Yves.


C’est ce dernier qui est en charge avec Christine de la fabrication des selles, leur collègue Oriane effectuant les réparations et les modifications lorsque cela s’avère nécessaire. Après avoir choisi l’arçon - composé de deux pièces de bois cintrées formant le corps de la selle - qui convient à la morphologie du cheval, l’artisan tend puis fixe sur celui-ci des sangles de nylon constituant l’assise du siège. C’est sur cette armature de base qu’il pourra ensuite construire sa réalisation.


Sur l’établi adjacent, Patricia Rochat dépose plusieurs peaux tannées aux épaisseurs variées. « Une selle se compose de nombreuses pièces, chacune d’entre elles étant soumise à des contraintes mécaniques différentes. En fonction de celles-ci, nous choisissons des cuirs plus ou moins épais, et donc résistants », précise la tout juste quinquagénaire. La provenance du matériau, quant à elle, ne varie pas: européenne, pour s’assurer d’une parfaite qualité.


Le sellier s’empare des différentes peaux afin d’y couper, à l’aide de chablons en carton, les pièces dont il a besoin. Si la lame de son scalpel entaille sans peine le cuir dit d’ameublement, dont l’épaisseur n’excède pas 2,5 mm, il en va différemment pour le cuir dit anglais. Ce dernier, tanné avec des extraits végétaux puis abondamment graissé, nécessite plusieurs passages avec la demi-lune - outil plus puissant - afin de venir à bout de ses quelque 5 mm d’épais.


Pendant ce temps, à quelques mètres de là, Patricia Rochat confectionne des coussins en feutre qu’elle rembourre de laine naturelle. Il s’agit d’empiècements qui permettent d’ajuster finement la selle au cheval et jouent le rôle d’amortisseur. En fonction de leur forme, mais aussi de la densité de leur rembourrage, ils épousent en effet au plus près les lignes du dos de l’animal et assurent ainsi la parfaite répartition du poids du cavalier, sans aucun point de pression.


Car au-delà des qualités esthétiques d’une réalisation sur mesure, c’est bien sa parfaite adaptation à l’activité prévue - dressage, saut ou balade - et au couple cavalier-cheval qui fait tout son intérêt. Raison pour laquelle Patricia Rochat procède avant toute fabrication à un relevé précis des mensurations du dos de l’animal. « C’est grâce à ces informations, et à une discussion avec le cavalier sur sa pratique, que nous pouvons ensuite travailler de manière optimale. »


Est-ce à dire, considérant le très faible nombre de réalisations sur mesure, que l’essentiel de ceux qui pratiquent l’équitation négligent le confort, voire la santé de leur monture? « Une selle parfaitement adaptée à l’animal constitue le b.a ba de l’activité, confirme la vétérinaire Helen Aepli. Rappelons-nous qu’un cheval, dans sa nature, n’est pas fait pour porter une personne sur son dos. Il s’agit donc d’être très vigilant à la bonne adéquation entre le harnachement et la monture. »


En dehors de morphologies atypiques, qui nécessitent impérativement une selle sur mesure, certaines réalisations semi-industrielles peuvent faire l’affaire. « Nous proposons des selles de fabricants italiens de qualité pouvant être adaptées, précise Patricia Rochat. La marge de manoeuvre qu’elles proposent suffit dans les cas qui ne s’écartent pas trop du standard. » Mais quelle que soit la selle choisie, il faut veiller à l’évolution de la morphologie du cheval.


« Une vérification de la selle par un spécialiste doit avoir lieu une à deux fois par an. La musculature du cheval évolue non seulement au cours des saisons, en fonction des périodes plus ou moins intenses d’activité, mais aussi en fonction de son âge. Un animal dont la selle n’est pas bien adaptée ne peut travailler correctement, et donc donner son plein potentiel », confirme Helen Aepli, pratiquant par ailleurs l’ostéopathie et la chiropraxie vétérinaire.


Avant d’ajouter: « Je constate dans mon activité la nécessité d’informer les cavaliers de l’importance cruciale du choix d’une selle et de sa nécessaire adaptation. À long terme, ce n’est ni plus ni moins que la santé de leur cheval qui en dépend. »


La phase de coupe terminée, Yves s’est installé derrière la machine à coudre. Ses mains habiles guident les pièces de cuir avec la précision d’un horloger. Il s’empare ensuite d’une alène tranchante, perce la peau et commence à coudre à la main. L’aiguille, tantôt droite, tantôt courbe, conduit le fil qui assemble les quelque 25 parties de la selle. Il s’aide à l’occasion d’une lissette, outil en os qui ressemble à une spatule, pour écraser une couture ou aplatir la matière.


En moyenne, 60 selles sur mesure sortent chaque année de l’atelier de Patricia Rochat. Une prouesse, eu égard à la complexité de chaque réalisation, unique par définition. Mais une quantité infinitésimale si l’on prend en considération le nombre de chevaux de loisir présents en Suisse. 


Au coeur de cette situation délicate, un problème de formation. « Lorsque j’ai réalisé mon apprentissage à la fin des années 80, il m’a déjà fallu me battre pour trouver une entreprise formatrice », se remémore Patricia Rochat. « Et la situation n’a fait qu’empirer depuis. » Raison pour laquelle, ayant ouvert son entreprise en 2001 dès sa maîtrise fédérale acquise, elle s’est toujours fait un point d’honneur de former de jeunes artisans.


L’apprentissage de sellier comporte aujourd’hui un tronc commun entre les garnisseurs automobiles, les maroquiniers et les selliers équestres. La filière compte au total, dans les bonnes années, seulement 15 jeunes pour l’ensemble du pays. Aux yeux des entreprises formatrices potentielles, généralement de petite taille et toujours moins nombreuses, c’est l’investissement en temps que nécessite l’encadrement d’apprenants qui est en cause.


Une situation paradoxale, le secteur étant plutôt dynamique à en croire l’artisane vaudoise. « Ma dernière apprentie, au terme de sa formation, avait à sa disposition pas moins de quatre offres d’emploi! », s’exclame-t-elle. « Le travail artisanal du cuir bénéficie d’une image positive auprès du grand public. Lorsque nos clients entrent chez nous, ils s’intéressent souvent de près à nos savoir-faire. Mais cela ne suffit pas à augmenter le nombre de professionnels formés. »


Si la profession semble prospère, il lui faudra donc trouver une solution afin d’assurer la relève de ses artisans et pérenniser ainsi ses savoir-faire. Elle peut pour cela compter sur une évolution significative de son activité. Jadis en effet, la production de ceinturons et autres porte-baïonnettes pour l’armée et la police assurait des volumes importants. La confection de produits sur mesure propose quant à elle une variété et un intérêt tout autre.


« Réaliser une selle unique pour un client dont on connaît parfaitement la pratique et le cheval, c’est évidemment beaucoup plus stimulant que de fabriquer à la chaîne des pièces toujours identiques », témoigne Patricia Rochat. Et avec un prix de vente à l’unité d’un peu plus de 5’000 francs, soit le double d’une réalisation semi-industrielle, la recherche d’excellence n’est vraiment pas un vain mot. Pour nous, elle se vit au quotidien, guide chacun de nos gestes. Je ne me verrais pas travailler autrement, tant cette conception du métier bien fait m’est chère. »


Reste une interrogation, centrale: quelle place l’avenir réservera-t-il à la pratique équestre en Suisse, pays précurseur en matière de respect du bien-être animal? Aura-t-on toujours le droit, demain ou après-demain, de monter à cheval? Dans ce contexte, une chose est sûre: « Le savoir-faire des selliers est plus que jamais d’actualité, juge Helen Aepli. Quand je suis appelée à intervenir parce qu’un animal souffre du dos, je vérifie en premier lieu que la selle soit bien adaptée, ce qui n’est pas toujours le cas. »

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