SOUFFLEUse DE VERRE
de Roquemaurel Valérie | Vaud
Penchée sur sa table à dessin, la jeune femme esquisse un lustre, commande passée par un important musée de la région. À cette heure matinale, l’atelier s’avère particulièrement calme, propice à la création. Une quinzaine de sphères multicolores, de diverses tailles, forment sur la feuille de papier une élégante suspension lumineuse. De la conception d’une pièce à son installation, il y a pourtant nombre d’écueils. Et pas mal de sueur.
Laura et Barbara, les deux assistantes de la souffleuse de verre, font leur apparition. À partir d’une certaine dimension, les pièces ne peuvent se réaliser qu’à plusieurs en effet. Les préparatifs peuvent commencer, chacune connaissant parfaitement les tâches qui lui incombent. Contrôler la température des fours. Préparer les multiples cannes et les mettre à chauffer. Humidifier et lisser minutieusement les piles de papier journal qui serviront à façonner la matière brûlante.
Commence alors une danse aussi envoûtante que fascinante. Une chorégraphie qui ne supporte pas la moindre approximation, tant le verre dicte son propre tempo aux professionnels qui le travaillent. La plage de température qui assure à la matière sa ductilité s’avère si réduite que, lors de sa formation, il n’est pas rare que l’apprenant, n’ayant pas encore acquis tous les automatismes, voie la matière refroidie au bout de sa canne avant même d’avoir pu la travailler.
« Il s’agit d’un savoir-faire très technique, précise la tout juste quadragénaire. Au début, la difficulté consiste à réduire le temps de réflexion, bien trop long, précédant l’action. Le verre disposant d’un effet mémoire, il faut en outre éviter toute malfaçon, irrémédiable, lors de la fabrication. Petit à petit bien sûr, la gestuelle devient naturelle. Prélever, à l’aide d’une canne, du verre dans le four afin de le souffler nécessite toutefois un apprentissage d’au moins un an. »
Une action qui, à voir Laura et Barbara oeuvrer devant le four de fusion dont les entrailles contiennent la matière première chauffée à 1’140°C, paraît pourtant d’une simplicité enfantine. Il n’en est rien, l’une comme l’autre disposant déjà d’une solide expérience.
De ses premières années de formation passées aux côtés de maîtres reconnus, Éric Lindgren et Thomas Blank notamment, Valérie de Roquemaurel a conservé l’habitude, lorsqu’elle souffle le verre, de compter mentalement. « Ma manière de toujours être dans le rythme juste », précise-t-elle. Le travail à chaud de la matière pouvant nécessiter plus d’une heure pour les plus grandes pièces, il s’agit de maintenir la cadence adéquate et de ne surtout pas faiblir.
Une étape de fabrication qui voit la boule de verre rougeoyant devenir une bulle aux mille et un reflets irisés. Les allers-retours entre le banc à bardelles où les jeunes femmes façonnent la matière et le four pour réchauffer la pièce en cours d’élaboration, dont la température avoisine les 1’300°C, s’enchaînent dans un silence que seules quelques brèves directives viennent rompre. Les phases de réchauffe offrent un bref répit; la chorégraphie s’interrompt alors quelques instants, avant de reprendre de plus belle.
Souffler le verre à l’aide d’une canne, le façonner d’une main protégée par une simple pile de papier journal imbibé d’eau afin qu’il ne s’enflamme pas, réduire une section avec une pince effilée, aplatir un galbe trop prononcé avec une simple plaque de métal montée sur un manche sommaire. Le savoir-faire de la professionnelle des métiers d’art - ne lui parlez pas du terme d’artisan, qu’elle abhorre - s’exprime sans recourir au moindre outil sophistiqué.
Pourtant, tout dans cette pratique coûte très cher. En particulier les fours, dont pas moins de huit spécimens différents occupent l’atelier de la Vaudoise d’adoption. Four de fusion, qui contient la matière à l’état semi-liquide, arrêté une fois par année seulement pour en assurer l’entretien. Four de réchauffe, nécessaire lors du façonnage des pièces. Four de recuisson, enfin, permettant à ces dernière de descendre en température progressivement et ainsi de ne pas céder sous l’effet de tension interne.
« Le prix de certains de ces appareils dépasse CHF 30’000.- pièce, lâche Valérie de Roquemaurel, songeuse. Sans compter leur installation, complexe, qui peut faire doubler la dépense. Il m’a ainsi fallu créer une association, l’ASDV - dont l’objectif est la promotion du verre soufflé à la canne en Suisse -, afin de financer leur acquisition. » Mais l’augmentation attendue du coût de l’électricité et du gaz, deux ressources indispensables au travail du verre, pourrait venir encore compliquer le fragile équilibre financier de l’atelier poméran.
Car le prix de la matière première a, lui aussi, augmenté dernièrement: plus 35%. « J’utilise un verre tendre, composé de silice, de soude, de chaux et de potasse, en provenance de République tchèque. Il n’existe pas d’alternative en terme d’approvisionnement », précise Valérie de Roquemaurel qui, pourtant, se refuse à augmenter le prix des pièces qu’elle réalise. « Si ça continue ainsi, je devrai pourtant m’y résoudre. »
Après le travail du verre à chaud - phase nécessitant une concentration intense et qui s’avère, à cause de la forte chaleur dégagée par les fours, particulièrement éprouvante pour le corps -, les pièces passent dans une pièce aménagée à l’arrière de l’atelier. C’est là que le travail à froid commence. Le verre y est délicatement découpé, sablé, ciselé, en fonction des formes et du rendu souhaités. Les pièces révèlent enfin toute leur beauté, leur élégance, dans un jeu subtil de transparences.
« Ma quête n’est absolument pas technique, précise celle qui, enfant déjà, n’aimait rien de plus que bricoler. Mes connaissances ne représentent qu’un moyen d’arriver à mes fins. » Lorsque Valérie de Roquemaurel s’avère confrontée à une difficulté que les procédés traditionnels ne permettent pas de surmonter, elle n’hésite d’ailleurs pas à s’aventurer sur les chemins scabreux de l’expérimentation. « C’est ainsi que j’ai mis au point la technique de découpe par sablage, en poussant le geste et la machine au-delà de ce qui se fait habituellement », précise-t-elle tout sourire.
Un procédé mis en oeuvre pour la réalisation de nombre de pièces exposées dans la partie de l’atelier que la souffleuse de verre réserve à l’accueil de ses clients. Un espace dans lequel s’apprécient des oeuvres dont certaines s’avèrent utilitaires, tel un presse-papier coloré facturé CHF 180.- ou un lot de six verres soufflés bouche proposé à CHF 280.-, alors que d’autres, plus nombreuses, sont purement décoratives.
« Certaines réalisations d’exception nécessitent de nombreuses heures de recherche et de réalisation. Elles sont ainsi proposées à un prix en conséquence. Mais je tiens à ce que mon travail reste accessible. On peut ainsi acquérir chez moi une belle oeuvre d’art dès CHF 500.- »
Et comme Valérie de Roquemaurel apprécie tout particulièrement le contact avec la clientèle, la rencontre se transforme souvent en un précieux échange, permettant au visiteur curieux de mieux comprendre - et donc de mieux apprécier - ce métier d’art rare. « Rarissime, même, ajoute la professionnelle. » Il n’existe en effet aucune formation proposée en Suisse et les opportunités de réaliser des stages sont rares, si ce n’est inexistantes.
La demande, quant à elle, semble pourtant ne pas faiblir, bien au contraire. De la part des clients privés, avec des sollicitation pour des réalisations sur mesure au besoin. Mais également des clients professionnels, à l’image de l’Hôtel de Ville de Crissier qui fait appel depuis de nombreuses années déjà à la jeune femme pour la réalisation de pièces sculpturales disposées au centre de ses tables. Sans oublier les institutions régionales, qui s’attachent à rendre visibles au plus grand nombre les réalisations qui voient le jour sur leur territoire.
L’art de souffler le verre se perpétue depuis le 1er siècle av. J.-C. Gageons qu’il survive aux conséquences de la situation géopolitique actuelle et au déficit de formation. Car Valérie de Roquemaurel le prouve: nul besoin de tapis rouge pour être heureuse lorsque l’on dirige avec maestria, comme elle, un tel festival de cannes.