TAVILLONNEUR


Schopfer Hervé | Vaud

Local, écologique et durable. Le tavillon recèle des qualités qui séduisent aussi bien les acteurs engagés dans la préservation du patrimoine architectural local que les architectes contemporains les plus en vue sur la scène internationale.

À la mi-décembre, le soleil n’atteint quasiment plus Les Moulins. Blotti au fond d’un vallon, ce petit village du Pays d’Enhaut se prépare à affronter la rigueur de l’hiver dans un silence ouaté. Pourtant un homme s’active dans la forêt un peu en contre-bas des dernières habitations, à deux pas de la rivière. Malgré le froid mordant, Hervé Schopfer, tavillonneur installé à Château-d’Oex, contrôle une ultime fois les épicéas marqué d’un point orange vif. Méticuleusement choisis, leurs troncs basculeront demain, en même temps que leur destin.

Pour le néophyte, rien ne semble distinguer un arbre d’un autre dans cette forêt vaudoise qui en compte des milliers. Pourtant chacun d’eux est unique, influencé dans sa croissance par le climat, le sol, son emplacement et les événements émaillant sa vie. « Je recherche des plantes présentant le moins de noeuds possible, dont le fil est rectiligne et les cernes serrés. Ces deux dernières caractéristiques étant invisibles tant que l’arbre n’est pas abattu, il faut se fier à l’alignement des écailles de l’écorce, qui suit les fibres de la structure interne du tronc », précise le spécialiste.

Pour dénicher les plus beaux spécimens, il faut arpenter les fonds de vallée, abrités des vents violents qui déforment les arbres situés sur les crêtes. Les situations en altitude et côté ubac, le versant exposé au nord et ainsi peu ensoleillé, sont privilégiées car propices à un développement lent de la plante. Son bois, caractérisé par des veines très serrées, est un gage de qualité et de durabilité pour les tavillons qui en proviendront.

Pour réduire les frais d’abattage et de transport, il s’agit toutefois de trouver plusieurs arbres intéressants dans un périmètre restreint. Car seule une petite moitié de chaque tronc s’avère exploitable pour la fabrication de tavillons, le solde étant valorisé en scierie. Une quadrature du cercle à résoudre pour l’artisan, d’autant que le garde-forestier doit valider les coupes souhaitées.

Celles-ci se pratiquent du dernier quart de lune de la mi-novembre à la mi-février, lorsque la sève se trouve dans les racines des arbres. La lune dicte alors son calendrier pour définir la date précise de l’abattage, comme pour le bois de résonance utilisé en lutherie. Phase et trajectoire de l’astre doivent correspondre aux exigences strictes de l’homme de l’art, faute de quoi il repousse la coupe. Loin d’être une extravagance à la mode, le respect de ces facteurs cosmiques, s’ils peuvent dérouter le profane, participe depuis toujours à la qualité finale du matériau.

Le jour J, tronçonneuses, câbles en acier et treuils entrent en action. La neige tombe à gros flocons, l’eau de la rivière toute proche commence à geler par endroit; pas de quoi refroidir l’ardeur d’Hervé Schopfer ni celle des bûcherons venus l’épauler. Si les moyens modernes facilitent l’étape de l’abattage, la densité et l’escarpement de la forêt empêchent l’acheminement d’un véhicule tracteur à proximité du lieu de coupe. Commence alors un long ballet autour de ces épicéas majestueux, plus que centenaires pour la plupart.

Quelques jours plus tard, rendez-vous chez Nicolas Kalbfuss, à L’Étivaz, avec lequel Hervé Schopfer collabore depuis plusieurs années pour la transformation du bois brut en tavillons. Ce menuisier-charpentier de formation, aujourd’hui reconverti dans l’entretien des routes de la région, consacre l’hiver venu nombre de ses soirées et weekends à cette activité. Il en va souvent ainsi: fabrication et pose des tavillons sont effectuées par des artisans distincts.  

Nicolas Kalbfuss reçoit les troncs débités en sections de 45 cm de haut, appelées mujyos. Commence alors un travail réalisé entièrement à la main afin de respecter au mieux la matière première. « Pour fabriquer des tavillons, il faut suivre les fibres du bois et ne pas les rompre. Adapter en permanence la force transmise aux outils, chercher l’angle optimal pour que la lame fende la matière sans l’abîmer. Le ressenti compte beaucoup, et toute mécanisation se fait au détriment de la qualité finale du produit », indique-t-il.

Les étapes s’enchaînent tout l’hiver pendant que le bois, encore frais et humide, se prête bien à l’exercice. L’artisan commence par fendre la roule à la hache en prenant soin de supprimer les parties tendres du bois, coeur et aubier, inexploitables. Il chanfreine ensuite le bord supérieur de chaque quartier afin d’éviter toute sur-épaisseur lors de la pose. Il prend enfin place sur son banc pour fendre le bois et donner ainsi naissance aux tavillons.

La gestuelle, précise et régulière, rythmée par le craquement sec du bois, fait penser à une mécanique horlogère bien huilée. Sans effort apparent, Nicolas Kalbfuss transforme chaque mujyo en tavillons dont il rectifie au besoin l’épaisseur. Chaque tavillon conserve sa place initiale dans le mujyo qui, une fois reconstitué, prend place à l’intérieur d’un cercle de fil de fer. Les roules, débitées en mujyo, eux-mêmes fendus en tavillons, donnent ainsi naissance aux bosses qui patienteront jusqu’au printemps prochain.

Au fil des siècles et selon les régions, la technique du bois fendu s’est diversifiée. La matière première utilisée - épicéa, châtaignier ou encore mélèze -, les techniques de fabrication - tavillons ou bardeaux - et la pose diffèrent ainsi de cas en cas. Le savoir-faire et l’expérience d’Hervé Schopfer, fruit de plus de deux décennies d’activité, lui permettent de s’adapter à chaque situation.

On retrouve le spécialiste sur les hauts de Rougemont pour la réfection totale du toit d’un chalet d’alpage situé à 1’500 mètres d’altitude, sans voie d’accès carrossable. Les tavillons, amenés par hélicoptère, patientent dans un bassin rempli d’eau; leur bois ainsi humidifié n’éclatera pas lors du clouage. La pose débute toujours par le bas de la toiture. Les tavillons du premier rang sont alignés au moyen d’une ficelle, puis l’artisan progresse vers le faîte.

En Suisse, la pose s’effectue à double recouvrement, horizontal et vertical. Les rangs de tuiles de bois se superposent et forment au final une couche composée de 12 tavillons superposés. On comprend mieux l’incroyable efficacité thermique d’une telle couverture et sa longévité exceptionnelle, pouvant atteindre 60 ans.

Lorsque les rangs sont rectilignes, la pose des tuiles de bois peut sembler aisée. Mais dès qu’une courbe apparaît, les choses se compliquent. « Pour les fenêtres et les cheminées notamment, le raccordement s’effectue en faisant « tourner » les rangs de tavillons. On joue sur la souplesse du bois encore humide. »

Les bordures de toit constituent quant à elles l’opportunité pour le tavillonneur d’apporter une touche personnelle à leur travail. A travers l’art de l’ornement, ils signent leur réalisation avec un motif qui leur est propre, reconnaissable entre tous. Croisillons et tavillons taillés à main levée, au couteau, témoignent de la dextérité et du sens artistique de chacun. Cintres, ogives, courbes, dents et décrochements se succèdent ainsi pour composer un motif aussi original qu’élégant.

Poser du tavillon nécessite, en sus d’un solide savoir-faire qu’aucune formation spécifique ne dispense en Suisse, une infinie patience. Une bosse, soit 250 tavillons, ne permet en effet de couvrir qu’un mètre carré, facturé 175 francs - hors subventions, qui diffèrent d’un canton à l’autre -, pose et matériel compris. Un artisan expérimenté réalisant dix mètres carrés par jour au mieux, la réfection d’un toit entier constitue un travail de longue haleine.

« Perpétuer cette technique ancienne contribue cependant à la préservation d’un patrimoine architectural d’exception. Et c’est très motivant! », s’exclame Hervé Schopfer. Le tavillon séduit aussi nombre d’architectes renommés, tel Norman Foster et Peter Zumthor, pour des réalisations contemporaines. Issu d’une ressource locale abondante et renouvelable, résistant aux intempéries, disposant d’un important pouvoir isolant naturel et magnifiquement patiné au bout de quelques années seulement: le tavillon a décidément tout pour plaire.

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