TONNELIER


Bühler Vincent | Vaud

Habité par l’intime conviction que la tonnellerie a toute sa place au coeur du vignoble vaudois, un jeune menuisier termine d’en apprendre tous les secrets. Concevoir et fabriquer d’immenses foudres? Un défi qui n’intimide déjà plus Vincent Bühler, mais le passionne.

Le réputé vignoble de Lavaux a beau être inscrit depuis 2007 par l’Unesco sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, la région comprise entre Lausanne et Vevey ne compte qu’un seul tonnelier. Franz Hüsler, dernier professionnel de Suisse romande, approche pourtant de l’âge de la retraite. Il n’en fallait pas davantage pour que Vincent Bühler s’intéresse de près au précieux savoir-faire de son aîné.

Ce Chardonneret, qui apprécie depuis toujours le bois et la nature, n’a jamais quitté la région qui l’a vu naître il y a 22 ans. Enfant, il participe aux travaux de la ferme, univers professionnel de son père, et ne rechigne pas à oeuvrer à la vigne également. « Pour concilier l’amour du bois et de la vigne, j’ai finalement choisi de devenir tonnelier! », s’exclame le jeune homme en ce samedi d’été ensoleillé.

Au sein de l’Atelier Volet, entreprise dans laquelle Vincent Bühler commence à travailler comme menuisier en 2021, il règne en ce weekend une ambiance particulière. Au beau milieu des machines, une table dressée pour l’occasion est couverte de victuailles. Des plateaux de charcuterie, du pain et, bien sûr, quelques bouteilles de vin d’un producteur de la région, Guillaume Potterat.

Vincent Bühler s’active à l’extérieur, sous l’oeil bienveillant de Franz Hüsler, son mentor. Il asperge d’eau un foudre en construction, posé à la verticale. « Aujourd’hui, c’est un jour spécial dans l’élaboration de cette pièce. Nous allons procéder au pliage », précisent en choeur les spécialistes. Le pliage? L’étape durant laquelle les douves - les parties en bois qui, une fois assemblées, constituent le contenant - sont cintrées pour donner forme au foudre.

Une phase délicate et symbolique à la fois. « Pour donner de l’élasticité au bois, on le mouille et on le chauffe, indique Vincent Bühler en allumant un feu de bois au centre du futur foudre, dont seule la partie supérieure s’avère cerclée à ce stade. » Grâce à des câbles d’acier et deux tire-forts, la base des douves va ainsi progressivement pouvoir être resserrée, jusqu’à ce que plus aucun jour n’apparaisse entre elles.

Si les tonneliers apprécient mal le travail conjugué de l’eau et du feu sur le bois, ce dernier peu rompre, compromettant la centaine d’heures de travail manuel préparatoire. C’est donc à ce spectacle des éléments que vient assister une petite assemblée. Des personnes conviées par le Domaine Potterat, bien sûr, et quelques amis de la famille Volet, tous curieux d’accompagner la naissance d’une pièce imposante, il faut bien l’admettre.

« Cette réalisation, d’une contenance de quelque 4’000 litres, va remplacer un foudre datant de mon grand-père », précise le vigneron. À cette époque, les foudres d’une grande contenance - jusqu’à plus de 10’000 litres - étaient courants, car les vignerons ne produisaient qu’une à deux cuvées par an. De nos jours, ces dernières se multipliant, la nécessité de disposer de grands foudres à diminué d’autant.

« Il y a un peu d’émotion à imaginer ainsi les générations se succéder à la cave, poursuit Guillaume Potterat, accompagnées dans leur travail par la présence de ces silhouettes rebondies, tapies dans la pénombre. Une cuve en acier inoxydable ou en béton, ce n’est pas comparable. Un tonnelier laisse toujours une partie de lui dans ses réalisations. »

Ce ne sont pas Franz Hüsler et Vincent Bühler qui vont le contredire. Car pour arriver à l’étape du pliage, il leur a fallu dénicher un bois issu d’un chêne vaudois, séché six années durant avant d’être scié en plateaux de 70 mm d’épaisseur par un prestataire externe, puis produire une à une chacune des 47 douves formant le foudre. « En fonction de la matière première, de la taille et de la forme de la pièce à réaliser, le nombre de douves varie », précise le jeune professionnel.

Il n’existe ainsi jamais deux douves identiques au sein d’un foudre, ce qui complique évidemment leur fabrication et leur ajustage. La section du contenant étant ovale et les plateaux de bois de taille variable, la largeur des douves varie afin de limiter les chutes au maximum. « La tonnellerie, ajoute Franz Hüsler avec un accent qui trahit son origine schwytzoise, c’est 10% de calcul et 90% de savoir-faire. »

Au terme de plusieurs heures d’un savant mélange de chauffe et d’arrosage, le pliage s’achève enfin. Un soulagement pour les tonneliers qui peuvent alors terminer de cercler provisoirement le foudre avant de laisser se dissiper, dix jours durant, les tensions internes que le processus de cintrage à inévitablement engendré dans le bois. Guillaume Potterat, visiblement ravi d’avoir assisté à l’opération, devra encore patienter avant de voir le foudre rejoindre sa cave.

Les faces avant et arrière doivent en effet être façonnées elles aussi à l’atelier, avant que les deux tonneliers ne procèdent à un test d’étanchéité et ne démontent entièrement leur oeuvre. Une nécessité absolue afin de faire entrer la pièce, pesant pas moins de 1’700 kilos, dans l’antre du vigneron de Cully.

Les invités, avant de se quitter, lèvent un dernier verre pour saluer la réalisation du jour et se donnent rendez-vous pour l’installation qui doit avoir lieu quelques semaines plus tard, juste avant que les vendanges ne débutent. « Une telle pièce, si elle est correctement entretenue, sera utilisable un siècle durant, précise Vincent Bühler. Il s’avère ainsi assez rare de pouvoir assister au pliage et à l’assemblage final d’un foudre, raison qui explique l’intérêt de nombreux curieux.»

D’autant plus que bien des vignerons vaudois ont pris l’habitude de s’approvisionner auprès de tonnelleries françaises, notamment. Est-ce la conséquence du manque d’offre suisse? Ou est-ce la tonnellerie suisse qui a quasiment disparu du fait de la concurrence étrangère? Difficile de trancher. « Les fabricants installés en dehors de nos frontières se concentrent, pour l’essentiel, sur la production en série de contenants plus petits, réalisés à l’aide de machines à commande numérique, indique Franz Hüsler. Au sein de l’entreprise Volet, qui a choisit de faire perdurer localement un savoir-faire entièrement manuel, nous travaillons à l’unité, et sur mesure ».

Une approche que partagent les deux autres entreprises formatrices en Suisse. À l’heure actuelle, si les débouchés dans notre pays existent bel et bien, les volumes s’avèrent pourtant réduits. La filière d’apprentissage, installée à Brienz, ne forme qu’un à deux nouveaux professionnels par an seulement. « Ce chiffre correspond à la demande, tranche Vincent Bühler. Il ne servirait à rien de former davantage de tonneliers, ils ne trouveraient pas de place ensuite.»

On retrouve les deux artisans début septembre à Cully, dans la cave du Domaine Potterat. Le foudre, démonté et transporté la veille, doit être remonté dans la journée. Les tonneliers, arrivés de bon matin, préparent une colle à base de farine et d’eau, ainsi que des roseaux qui, placés à certains endroits entre les douves, serviront de joint d’étanchéité. La concentration est de mise et la tension palpable.

Si chaque pièce du puzzle a déjà été contrôlée à maintes reprises, les changements en matière de température et d’hygrométrie peuvent en effet faire travailler le bois et ainsi compromettre le remontage final du foudre.

Les premières douves prennent place sur deux solides traverses de bois, avant que Franz Hüsler et Vincent Bühler n’installent les faces avant et arrière du contenant. Petit à petit, celui-ci prend forme. Quelques coups de maillet bien ajustés permettent aux douves récalcitrantes de trouver leur place. La tension retombe lorsque la dernière pièce du puzzle de bois géant vient clore définitivement le foudre.

Guillaume Potterat pourra le remplir d’eau quelques jours durant pour s’assurer de son étanchéité. « Le millésime s’annonce très prometteur, cette année. Je me réjouis par conséquent d’inaugurer cette réalisation magnifique dans ces conditions. »

Les deux tonneliers, fourbus mais ravis, rassemblent leurs outils avant de quitter la cave. Il reste encore à Vincent Bühler à acquérir quelques ficelles du métier, mais Franz Hüsler le sait: lorsque l’heure de sa retraite sonnera, la profession continuera d’être dignement représentée en Lavaux.

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