Si Arthena concentre ses activités sur la Suisse romande, elle ne s'interdit pas - au hasard des rencontres et des voyages - de rapporter d'ailleurs de belles histoires. Car les artisans et les métiers d'art ne connaissent - heureusement! - pas les frontières.
VITICULTEUR ENCAVEUR
Avatangelos Alexandre | Tinos (Grèce)
Produire au coeur de la mer Égée des vins singuliers, dont l’excellence tutoie l’élite de la production mondiale: un défi homérique relevé par un homme suffisamment fou pour suivre avec ardeur, et sans concession aucune, une intuition visionnaire.

Depuis le port principal de Tinos, il faut emprunter une route qui s’élève doucement, serpentant sur une quinzaine de kilomètres. Pas une vigne à l’horizon sur cette île des Cyclades voisine de Mykonos et Andros, mais d’innombrables terrasses façonnées par la main de l’homme pour nourrir jadis les Athéniens. Le paysage, aride en ce début d’automne, déroule ses camaïeux d’ocre sous un ciel d’azur.
Passé le village de Falatados, le panorama s’ouvre soudainement, laissant apparaître un plateau balayé par les vents étésiens. Un lieu stupéfiant, sauvage, peuplé de quelques troupeaux de chèvres sauvages et constellé de monolithes granitiques aussi imposants qu’étranges. C’est là, à 460 mètres d’altitude, qu’Alexandre Avatangelos décide de replanter dès 2002 de la vigne, renouant ainsi avec une tradition viticole datant sur l’île de l’Antiquité, peu à peu perdue entretemps.

Nul besoin de disposer d’une sensibilité particulière pour ressentir la force tellurique du lieu. Un lien mystérieux semble unir les éléments, condensant les énergies. Ce paysage qui semble sortir de la mythologie, où dieux et titans s’affrontèrent selon la légende à grand renfort de gigantesques blocs granitiques, sert désormais d’écrin au Clos Stegasta et à son cépage phare, l’assyrtiko.
Thanos Georgilas, l’oenologue de T-Oinos, arpente les lignes de vigne dont les fruits de l’année - récoltés à la main en plusieurs passages successifs - dorment en cave depuis quelques semaines déjà. Avec une densité de 11’500 pieds par hectare, issus d’une sélection massale réalisée sur mesure pour le domaine, l’homme met le végétal en compétition et le contraint ainsi à s’enraciner profondément dans un sol granitique recouvert de sable. Un sol difficile donc, que des cultures de couverture - comme l’orge - permettent d’ouvrir progressivement afin de faciliter la pénétration de l’eau et des racines à travers la roche.



« Nous ne voulons pas construire des vins, mais plutôt mettre en bouteille le terroir et l’énergie de ce lieu », précise Alexandre Avatangelos, initiateur du projet et propriétaire du domaine. Pour ce faire, il s’adjoint dès 2016 les conseils de Stéphane Derenoncourt, célèbre consultant viticole. Plutôt que d’imprimer un style personnel au détriment de l’expression du lieu, celui-ci met dès ses débuts à Tinos toute son expertise au service du vignoble et du terroir. Une approche aussi humble que respectueuse qui trouve ici tout son sens.

Stéphane Derenoncourt (à gauche), célèbre consultant viticole, parcourant les vignes du domaine en compagnie d'Alexandre Avatangelos (à droite).
La culture de la vigne, réalisée selon les préceptes de la biodynamie, bénéficie ici d’un climat unique. Malgré un ensoleillement généreux en effet, tempéré par des vents souvent violents et la présence de la mer toute proche, une certaine fraîcheur s’installe dès la nuit tombée. Une fraîcheur que l’on retrouve ainsi naturellement dans le Clos Stegasta et qui contribue à l’équilibre de ce cru produit depuis 2008. Un vin blanc diaphane qui laisse entrevoir à la dégustation le lieu qui l’a vu naître, minéral et chargé en énergie.
Selon Gérard Margeon, chef sommelier des restaurants d’Alain Ducasse et associé d’Alexandre Avatangelos à Tinos, l’énergie s’apparente à une vibration, bien plus importante à ses yeux que les odeurs et les saveurs. Un fragile équilibre qu’il s’agit de préserver lors de l’élevage du vin: amphores en argile, en verre, et barriques soigneusement sélectionnées permettent aux cuvées en devenir de s’affiner dans la pénombre et la fraîcheur de la cave avant d’être assemblées.
À quelques kilomètres seulement du Clos Stegasta, un autre lieu mérite lui aussi la visite: Rasonas. 27 terrasses couvertes essentiellement de mavrotragano, un cépage indigène rouge, s’étagent au fil d’une vallée sans route ni habitation. Seule une chapelle hiératique veille sur le véritable trésor végétal que représente cette parcelle. Sans T-Oinos et la détermination de tous ceux qui portent ce projet ambitieux, ce cépage aurait simplement disparu.

« Cultiver ici des cépages internationaux n’aurait aucun sens. Le mavrotragano s’avère parfaitement adapté au climat chaud et sec de ce lieu, et il exprime les caractéristiques du terroir de manière impressionnante », précise Thanos Georgilas. Et si le sol schisteux, très pauvre, fait souffrir la vigne autant que le climat rude, il préserve quant à lui le vin qui en résulte depuis 2013 de toute lourdeur. Un véritable exploit à une telle latitude!
Retour au Clos Stegasta. Chevelure poivre et sel, large sourire et mains calleuses, Michalis Tzanoulinos - responsable du vignoble - surveille attentivement l’évolution de chaque pied de vigne, quelle que soit la saison. Accompagné de sept collaborateurs salariés à l’année, une gageure économique que bien des domaines s’épargnent ici, ce natif du village voisin voue ses journées - weekend compris - au vignoble. Une des clés essentielles pour produire un vin d’exception dans cette région soumise aux caprices incessants de la météo.
Épierrage, passage de la griffe pour aérer le sol, ajout de compost biologique, taille, traitements biodynamiques, vendange; tout se fait ici à la main, afin de respecter au mieux sol et matériel végétal. Aucun effort n’est épargné, aucune dépense jugée superflue lorsque la qualité semble pouvoir encore être améliorée. En vingt ans, dix millions d’euros ont été investis dans le domaine, auxquels il faut ajouter trois millions qui le seront cet hiver pour la construction d’une nouvelle cave.
Philosophe et théologien de formation, homme d’affaires à Athènes et viticulteur à Tinos, Alexandre Avatangelos n’en est pas à son coup d’essai en matière de vin. « À Santorin, où j’ai débuté avec un premier domaine viticole, je trouve les vins trop puissants, lourds. Ils expriment davantage l’ego des producteurs que le terroir. Le vin n’est pourtant pas une représentation sociale, il doit exprimer la liberté du vigneron au service d’un écosystème complexe. »

Ce miracle du vin, peu de vignerons savent l’accomplir. Restituer ce que contient le sol, le sous-sol, l’air, la lumière, en toute transparence; un défi renouvelé à chaque millésime. Si ce dernier est considéré comme exceptionnel, la cuvée Rare - disponible en blanc et en rouge, et peut-être bientôt en rosé - voit le jour. Si ce n’est pas le cas, seules les cuvées classiques - d’un niveau qualitatif déjà exceptionnel - sont réalisées.
L’exemple de T-Oinos - contraction de Tinos et oinos, le vin en grec - a inspiré la création de plusieurs nouveaux domaines viticoles sur l’île. Alexandre Avatangelos semble ne pas en tirer la moindre fierté. Car pour ce perpétuel intranquille originaire de Corfou, seule compte la mise en pratique des enseignements de la philosophie. Comment? En développant une synergie globale et unique entre le sol, l’environnement et les hommes. Lier le juste et le bon, c’est à ses yeux la seule façon d’envisager de produire du vin de manière avisée.

A l’heure de quitter Tinos, il est bon de se remémorer que la Grèce était dans l’Antiquité le plus grand - et le meilleur! - producteur de vin. À cette époque en France, seule coulait la bière. De quoi dépasser bien des idées reçues à propos du potentiel viticole de ce pays. Fruit d’une intuition visionnaire et d’un travail considérable mené depuis deux décennies, la production de T-Oinos présente quant à elle une qualité insoupçonnée, mêlant précision extrême, originalité et intensité rares.